Willy, « Courrier de France : MM. Barthou et Enrique Larreta », Le Thyrse, 1922, pp. 269-270


COURRIER DE FRANCE
MM. BARTHOU et ENRIQUE LARRETA

I.

Qu'ils considèrent la Conférence de Gênes comme un acheminement vers la Société future ou comme l'échec des illusions pacifistes, les journaux, presque unanimes, ont approuvé la fermeté souple dont y fit preuve M. Barthou, qui sort grandi de l'épreuve, étape ou tape..

Déjà les revuistes s'apprêtent à célébrer sur l'air du rondeau méphistophélique. de Faust, ce Béarnais tenace et rusé qui resta, sous les assauts de Lloyd George « toujours debout » ; j'entends d'ici le compère attaquer, en ut mineur :

Admirons de Monsieur Barthou

L'éloquence

Qu'on encen-en-se (bis)

D'un bout du monde à l'autre bout !

Si les portraits que publient les journaux ne mentent pas, il n'a guère changé, depuis que je l'ai vu à Paris, avant la guerre, place de la République. un jour que j'accompagnais Henry Maugis à l'Hôtel Moderne où .se donnait je ne sais plus quel grand banquet politico-littéraire présidé par Georges Lecomte, sauf erreur.

L'homme d'Etat et l'homme de lettres arrivèrent ensemble, entre deux haies de curieux. Bien entendu, Henry Maugis s'effaça pour laisser passer Barthou qui, mince et leste, entra prestement, cependant qu'un cocher de fiacre renseigné disait : « Tiens, c'est le ministre ! »

Maugis étant resté en arrière, plusieurs personnes crurent qu'il s'agissait de lui. Et un électeur, qui faisait métier de recueillir sur le trottoir les bouts de cigares abandonnés, grasseya : « C'frère-là, pour sûr c'est pas en léchant les murs qu'il s'a arrondi l'bide pareillement. Pigez donc ce paquet de tripes !... Des minisses comme ça... »

Ce qu'entendant, les gens s'esclaffèrent.

Or, le mélomane atrabilaire et calembourique avait un peu de ventre,, en ce temps-là (inutile de le nier), mais il détestait qu'on soulignât ce détail avec trop d'insistance; de sorte que la réflexion du type et la gaieté de ses voisins le piquèrent au vif. Hargneux, il se tourna vers le citoyen et lui lança en pleine figure, les yeux scintillant d'une petite flamme rageuse que je connaissais bien : « Occupe-toi donc de tes oignons, hé, pochetée ! Est-ce que je t'ai jamais demandé si ce que tu bouffes est aussi blanc que tes foies, dis, mal cuit ! »

J'étouffais de rire, le nez dans mon mouchoir. Quant au ramasseur de mégots, ahuri d'entendre ces paroles fâcheusement argotiques (et d'autres que je préfère oublier) sortir d'une bouche qu'il croyait officielle, il restait abasourdi, les yeux grands comme des roues de bicyclette. Si bien que la foule versatile l'accabla de quolibets : « J'crois qu'y en a bouché un coin !... T'as t'y bien vu ça ! Le miniss l'a dépiauté kifkif un lapin... » Et Maugis, soulagé, pénétra dans l'Hôtel, au milieu de rumeurs nettement approbatrices.

Depuis cet incident, M. Barthou possède, dans le quartier de la République, la réputation d'un homme pas fier, mais un peu libre en ses propos.

II.

C'est ce jour-là que, pour la première fois, j'aperçus Enrique Larreta, auteur de cette admirable Gloire de don Ramire chère aux lettrés de Bruxelles comme aux « Abeilles » de Montbéliard et dont, paraît-il, les amis de Remy de Gourmont, son traducteur, préparent une édition luxueuse mais, bien entendu, hors de prix.

Cocasse, ce banquet artistico-politique ! Il rassemblait des diplomates, des peintres, des littérateurs, des musiciens, voire des députés. Les hasards d'un laisser-aller insoucieux du protocole m'ayant placé en face de Larreta, je pus observer à loisir ce brun hidalgo, souple comme un vers de Rita del Noiram, de mine tout ensemble avenante et fière, — un charmeur.

Dans ses moindres propos, dans sa façon d'écouter les banalités d'une conversation cursive, on sentait cette noble courtoisie espagnole qui ne se peut comparer qu'à la politesse française dont le couperet révolutionnaire trancha la dernière fleur.

Au dessert, d'inéluctables orateurs prirent la parole et la conservèrent longtemps. Héroïque sous l'averse des discours, Enrique Larreta semblait trouver à tout ce verbiage de réels mérites. Moi, je commençais à m'endormir quand, soudain, une phrase me réveilla en sursaut, une belle phrase débitée par un solennel imbécile, raseur et rasé, désireux de répandre des compliments sur toutes les nations représentées à ce banquet. « Saluons, clamait emphatiquement le glabre laïusseur à profil de mouton, saluons les peuples qui nous ont envoyé des délégués ; saluons l'Argentine et le Brésil, ces républiques-sœurs qui jouissent des mêmes libertés et, toutes deux, s'expriment dans la langue de l'immortel Cervantès... »

Cette conception des Brésiliens lâchant tout à coup le portugais pour parler l'espagnol, me désopila. Sans doute, une joie intempestive se peignit sur mon visage, car, au moment où je me penchais vers mon voisin, Eugène Montfort (qui épluchait distraitement une orange), pour lui faire partager mon allégresse, je surpris un regard de Larreta fixé sur moi, un beau regard conseilleur d'indulgences, un regard qui disait clairement : « Chroniqueur chauve, votre irrévérence native ignore-t-elle qu'il y aura toujours des pauvres d'esprit parmi nous ! A quoi bon troubler par des railleries cette atmosphère de baisers Lamourette et de cordialité internationale ! Laissez couler cet orateur à tête de mérinos...

Et, convaincu par cette éloquence silencieuse, je me tus.

WILLY