LES ENQUETES LITTERAIRES EN 1905

ANCIENS POEMES D'AMOUR (traduction nouvelle)

SUR L'ART NOUVEAU DE L'AN 1912

DEUX PREFACES : — I. Le Gynécée . II. Parisiennes

LES RIVIERES DE FRANCE

SÉMANTIQUE HUMAINE

On croyait au moyen âge que notre père Adam, sitôt surgi à la vie, avait fait comparaître devant lui les animaux et leur avait donné un nom. Cette légende n'est que le symbole d'une des nécessités qui s'imposent à l'homme et qui est, en effet, celle de nommer les objets, vivants ou inertes, qui l'entourent et qu'il lui est important de pouvoir distinguer d'une façon précise et sûre. Mais, même pour les animaux ou les objets les plus familiers et les plus usuels, ces noms n'ont acquis qu'en partie une certaine stabilité. Les uns semblent très anciens, peut-être primitifs, au moins dans l'intérieur d'une langue et dans les langues dérivées. D'autres ont beaucoup varié. Enfin les bouleversements sociaux nés de la conquête, des invasions, des émigrations de peuples, des changements de religion, de l'évolution des mœurs, ont constamment remis en question les noms pourtant consacrés par un long usage. Pour ne pas me lancer dans des considérations linguistiques et complexes, je me bornerai à étudier ici, en quelques lignes, le phénomène de l'attribution aux animaux et à quelques objets de noms de saints, de noms de baptême. C'est particulier au moyen âge. De même que les humains, un grand nombre d'animaux furent baptisés ou rebaptisés, pourvus d'un nom qui les faisait entrer dans la grande famille de l'humanité. La plupart de ces noms nous sont toujours familiers, mais il est quelquefois difficile de les retrouver sous leurs déformations successives. Je procéderai un peu au hasard, ne voulant donner aucun air de pédantisme à cette causerie linguistique. Je vois surtout dans ces appellations un signe de la familiarité de nos ancêtres, de l'amour qu'ils portaient aux animaux, de l'intelligence qu'ils leur attribuaient. C'est le moment de la grande popularité des fables et des contes d'animaux. Tous parlent, tous ont de la raison, souvent plus que les hommes. Ils ont aussi de l'esprit. Cette charmante ingénuité aurait absolument disparu de nos mémoires, comme elle a disparu de nos mœurs, sans Perrault et sans La Fontaine, qui ont conservé la vie à des inventions de jadis, dont le dix-septième siècle, plein de latin et plein d'éloquence, était bien incapable.

Qui croirait que minet, minette, le nom du chat, n'est autre que Guilleminet, Guilleminette, eux-mêmes diminutifs de Guillemin, forme de Guillaumin, forme de Guillaume ? Appelez Guilleminette votre petite chatte préférée et que vous traitez un peu comme votre enfant. Elle mérite la noblesse de ce joli nom. Celle que l'on nomme mimi, c'est la même chose. Mimi est la répétition enfantine de la première syllabe de minette. Le nom de Guillaume, sans aucun changement, a encore été donné par les menuisiers au rabot qui fait les moulures. Signe de fraternité envers un compagnon de travail. Enfin, pour sortir le fond de mon sac, je vous dirai aussi que le gros-guillaume était un pain noir avec beaucoup de son, dont on nourrissait jadis les valets du meunier. Pierrot vient de Pierre. Ainsi a été rebaptisé le moineau, mot qui voulait dire un petit moine. On devine Pierre dans Pierrot, mais on ne le voit pas d'abord dans Pétrel. Il y est pourtant. Pétrel est le petit Pierre, en latin Petrellus. Ce qui le prouve, c'est que le même oiseau de mer est aussi appelé par les marins l'oiseau Saint-Pierre. Le nom de Martin a été donné à l'ours, tout le monde le sait, mais aussi à des oiseaux, d'abord au martin-pêcheur, puis à une variété d'hirondelles aux longues ailes, le martinet, et à un passereau insectivore : le martin-chasseur. Le martin-pêcheur est aussi appelé l'oiseau de Saint-Martin et aussi le corbeau. Là ne s'arrête pas la fécondité de Saint-Martin. Il a qualifié encore un mauvais insecte : « Pour ce qui est des cloportes, perce-oreilles, martinets et autres insectes qui gâtent les arbres... » dit le Jardinier français. Enfin, une poire d'automne s'appelle le martin-sec. Martinet est encore le nom d'une sorte de fouet à plusieurs lanières courtes, celui d'un gros marteau-pilon, celui d'une sorte de bougeoir et sans doute d'autres objets que j'ignore. Nicolas a partagé également son nom entre la terre et la mer. Devenu Nicolin, il s'est transmué en colin pour désigner un poisson connu, une poule d'eau, une perdrix d'Amérique. On retrouve encore Colin dans le gallinacé appelé francolin, dans colin-maillard, dans colin-tampon, etc. J'avais cru que Catherine, par son abrégé, catin, joli nom qui a eu un mauvais destin, était tombée au sens de bassin dans une fonderie. Mais il paraît que le mot catin, dans ce sens-là, est le latin catinus. C'est fort probable. Notons cependant, en passant, que Catherine a bien mal tourné, puisqu'elle s'est encore abrégée en catan. Mais c'est le sort de tous les mots qui qualifient les femmes. C'est un point de linguistique qui me tenterait, mais qui est trop scabreux pour être touché ici. C'est au point que l'on ne sait plus comment appeler une personne non mariée du sexe féminin, puisque « jeune fille » même est en train de prendre une signification suspecte. Il y a longtemps que cette aventure est arrivée à fille et j'ai pu voir moi-même en moins de trente ans, y sombrer le beau mot de demoiselle !

Revenons à nos frères, les animaux, au compagnon de saint Roch, au chien, dénommé pour cela roquet. C'est le petit Roch, comme jacquet, l'écureuil, est le petit Jacques, comme Jacquot, le perroquet, est aussi le petit Jacques. Pour Jacquot, on croit que le mot vient de l'espagnol « jaco » nom du perroquet gris à queue rouge, le seul connu jadis, et qui ne le fut en France que par l'intermédiaire des Espagnols. Mais l'inverse est possible aussi et il l'est également que les deux mots n'aient aucun rapport. Ils se prononcent de façon fort différente. Sansonnet n'est autre que le petit Samson. Le mouton ayant été appelé Robin, les robinets vinrent de là tout naturellement, le caprice leur ayant donné une tête de mouton. C'est le même jeu qui fît appeler petits chiens, ou chenets, les ustensiles qui supportent le bois dans le foyer. Monet, ancien nom du singe, est l'abrégé de Simon, Simonet, et liset ou lisette, insecte aussi appelé coupe-bourgeon, n'est autre chose que Louiset ou Louisette. Charlot est le nom que les marins donnent à l'alouette de mer, aussi au grand courlis. Notons encore le nom de la pie, margot, diminutif de Marguerite. Les marionnettes, ce sont les petites Marion et Marion est la grosse Marie. Enfin dans les contes, dans le Roman de Renart en particulier, les animaux ont un nom ou surnom, comme les hommes. Le chat est appelé Thibert, le loup Isengrin, le singe Gille ou Bertrand, l'agneau Thibaut, le lapin Jeannot ou Jean Leblanc, l'âne Bernard, l'oie Gérard ou Gautier. Le nom du renard était Goupil et Renart était son surnom ; mais, comme il arrive, le surnom est devenu le nom véritable.

Sémantique, c'est-à-dire histoire des changements de signification des mots. Nous venons de voir que les hommes ont volontiers transféré aux animaux et même aux objets leurs propres noms. Ils ont aussi donné aux objets, et même plus anciennement, les noms servant à désigner les différentes parties de leur corps, les noms appliqués à leurs différentes professions sociales, a leurs différents modes d'activité. Ils ont de même transféré d'une activité à une autre le nom qui qualifiait la première. Ainsi tous les verbes qui contenaient plus ou moins clairement l'idée de rapprochement entre les personnes, ont fini par désigner le grand rapprochement qui constitue l'amour. C'est un fait psychologique bien singulier qui se retrouve également dans le sens donné à d'autres mots. Il suffit d'écrire le mot voir ou le mot connaître, qui d'abord n'eurent évidemment que le sens le plus général et qui ont fini par acquérir, en de certaines circonstances, le sens le plus spécial. Mais c'est là un ordre d'idées dont je m'abstiendrai ici. Il est extrêmement vaste et fort scabreux. Je veux m'en tenir au premier ordre des faits, au transfert du sens des mots de qualification humaine à des objets, quelquefois à des bêtes, à des fleurs, à des outils, à des formes de la matière. Ce n'est ici que l'esquisse d'un travail plus important, depuis des années en préparation.

En considérant d'abord les animaux, nous voyons que ce sont les différents états sociaux de la femme qui leur ont été le plus souvent transférés. Ainsi un oiseau d'Afrique, du genre passereau a reçu le nom de Veuve, question de couleur ; un autre du même pays, celui de Demoiselle ; un autre d'Amérique celui d'Amazone ; une variété de macreuse, celui de Grisette ; une bernache, celui de Nonnette ou de Religieuse. Parallèlement, le martinet est appelé Jacobin, à cause de son plumage noir sur blanc. D'autres noms d'homme ou de profession, de qualités humaines, ont été donnés aux oiseaux. Celui-ci est un Chevalier, celui-là un Sénateur, cet autre un Moine, à cause encore de son plumage. Le Sénateur est une mouette et le Moine un macareux ou sorte de pingouin. C'est aussi parce qu'on le comparait à un homme qu'un goéland a été appelé Railleur, une mouette Rieuse, le petit cormoran Nigaud. Enfin il n'y a que l'homme qui ait pu transférer à un oiseau la qualification d'un état qui lui est fort habituel : le Fou est d'ailleurs un très bel oiseau qui aime les orages et les tempêtes. Bien plus connu que l'oiseau appelé Demoiselle et qui le mérite par son aspect original et majestueux, est l'insecte qui a reçu le même nom, à cause sans doute de sa vivacité et de son éclat. La libellule ou Demoiselle ne se pose jamais qu'un bref instant. Les couleurs de son corselet sont très variées : vert, bleu, brun, rouge, avec toutes sortes de nuances. C'est sans doute notre plus bel insecte et l'un des plus répandus au bord des rivières, pendant sa brève saison. D'autres libellules, plus petites et uniformément bleues, ont été appelées Vierges ou Jouvencelles. L'image est analogue. Je ne crois pas qu'aucun insecte ou oiseau ait été appelé Dame, mais le mot a été conféré à plusieurs fleurs, qui d'ailleurs ne le méritaient guère. Nous avons la Belladone, nom emprunté à l'italien où il signifie la Belle Femme. Nous avons encore la Dame d'onze heures, une paresseuse qui n'ouvre les yeux que fort tard, la Belle de jour, la Belle de nuit, personne timide qui craint la lumière. Ces deux sortes de Belles ne le sont guère. J'oubliais que la bergeronnette à collier est aussi appelée Damette, la petite Dame, mais le nom n'est guère usité, je pense. Mais je n'oublierai pas que Dame a été prodigué à toutes sortes d'objets, outre le jeu de dames. Cependant, c'est surtout sous les noms de demoiselle, de fillette, de religieuse, etc., que l'idée d'une personne féminine a servi à qualifier divers objets. Ainsi, une demoiselle, c'est le nom d'une petite mesure d'eau-de-vie et l'on a appelé fillette ce qui se dénomme maintenant môminette et qui veut dire la même chose, mais en argot. Demoiselle est encore le nom d'une chose qui se mange, une bête, je crois, crabe ou tourteau. D'ailleurs ces noms ne sont souvent usités qu'en des régions très limitées. Tel, celui des Demoiselles de Cherbourg. Le domaine de la femme s'étend à des vêtements, à des jouets. C'est d'après sa robe qu'on a nommé les couleurs si variées des chevaux. Femmes et chevaux portent des robes. Son jouet primordial, la poupée, est devenu la source de beaucoup de métaphores. La poupée, ce n'est pas seulement la figurine humaine que la petite fille vêt, dévêt, dorlote, tance et caresse, c'est encore : une cible mouvante dans les tirs, un mannequin à chapeaux, un chiffon au doigt, une greffe entourée d'un linge, un paquet d'étoupe enroulée au fuseau, un tampon pour encrer en couleurs différentes une planche de cuivre et plusieurs autres choses. La poupée, c'est encore sous la forme poupard un des noms du gros crabe appelé aussi tourteau, et c'est encore sous la forme poupelin, petite poupée, une sorte de gâteau. Maintenant, à considérer le corps humain sans distinction de sexe, on voit que toutes ses parties ont servi à désigner ou un grand nombre d'objets ou de parties d'objets qui lui correspondent. Tout vase, si sa forme le permet, a un col, un ventre, souvent des oreilles. La pompe a un corps, le canon une bouche et même une âme. On dit le cœur du bois, la veine d'un filon, la dent d'une roue à engrenage, la mâchoire d'un étau. On pourrait continuer ainsi pendant très longtemps, mais c'est là une tendance tellement naturelle et tellement explicable qu'il n'est pas nécessaire d'insister. Il est plus amusant de chercher des rapports plus particuliers et plus frappants. Je trouve très joli qu'on ait appelé valet l'outil de menuisier qui fixe la planche. N'est-ce pas un véritable aide, un objet qui se comporte comme une personne humaine et encore qu'elle remplacerait mal ? Le petit valet, qui n'est capable que de fixer une planchette, s'appelle valet de pied, probablement parce qu'il n'a pas grand chose à faire. En somme, on voit que l'homme a tiré de lui-même et de ce qui le touche de très près beaucoup de noms qu'il a été obligé de donner aux objets. Et ce même mécanisme, souvent identique dans les termes, se retrouve dans toutes les langues.

LE ROMAN ÉTERNEL

Tous les médiocres fabricants de copie romanesque viennent, comme un seul homme, — et ils ne font bien qu'un en vérité, le Médiocre, — de se dresser, fébriles et hargneux, contre M. Ledrain, qui s'est permis de déprécier leur lucrative industrie. Le traducteur de la Bible, en avouant son mépris pour les passagères aventures que relatent, en vue des filles de concierges aisées et des femmes à cheveux teints, les multicolores tomes (mais surtout jaunes) issus de la fécondité de tant de cerveaux célèbres, en déclarant « que tout ce factice s'écroulera, qu'il n'en restera rien », a commis, en effet, la double faute de blesser des commerçants dans leurs intérêts et des hommes de lettres dans leur vanité, de déprécier un des articles les plus courants de la production nationale et de chiquenauder quelques auréoles. Immédiatement, les lauréats de l'Académie portèrent la main, inquiets, à la couronne en papier peint qui enserre de guingois leur front primé, et ceux qui venaient de recevoir le dernier compte de leur libraire en vérifièrent les additions avec un poignant scrupule.

La gloire et le profit, le baiser de la reine d'Ecosse et les caresses du numéraire, il leur faut tout cela, maintenant, à ces vénérables manufacturiers. Il y en eut qui, dans leur réponse à la préface incriminée, alléguèrent, attendris, leur « clientèle » aussi nombreuse que choisie et clamèrent que c'était méchant de vouloir faire du tort à l'honorable fournisseur de plusieurs cours étrangères ; il y en eut qui dirent : Ce n'est pas bien, vous allez m'empêcher d'entrer à l'Académie, ce qui, mentionné sur la couverture de mes volumes, m'ouvrirait promptement un autre « débouchés ». — On entendit encore la cloche de la vanité filiale sonner ces paroles : Je ne puis professer mon avis, étant trop « intéressé » dans la question, moi la progéniture du plus grand romancier qui jamais existât, car, sachez-le, le plus grand romancier du monde est celui qui écrivit le plus de romans à lui tout seul (ou en collaboration) et des romans qui comptent jusqu'à quinze volumes (l'âge de Juliette), enfin de vrais romans « à millions ».

Les romans à l'heure actuelle (que l'on me tienne compte de ce que je laisse deviner des exceptions), apparaissent tous les mêmes, à un tel point qu'on les croirait fabriqués par de secrets copistes en des caves ou en des greniers, selon cinq ou six patrons sus par cœur. Cette sorte de littérature a déjà dépassé l'âge de la décrépitude si vite atteint, jadis, par la tragédie classique, et elle en arrive à un gâtisme candide : dans un triangle plus rigide que celui des trois unités, sur le fond rosâtre d'un papier insecticide, on épingle, ainsi que des coléoptères, des « faits », — oh ! connus, car tous les faits sont connus et morts, et rien n'importe sinon le système d'embaumement, la façon de leur crever le ventre, de leur débobiner analytiquement les entrailles, de leur injecter les phénols de l'idée, de leur bourrer les creux avec les simples cueillis, les aromates récoltés dans le jardin symbolique.

Et, ces romans de « faits », tout le monde en rédige ; c'est si facile ! Il n'y a qu'à prendre « tout ce qu'il faut pour écrire » et à interroger sa mémoire, à noter toutes les drôleries ou toutes les petites tragédies auxquelles on assista, à compulser la troisième page des journaux et les comptes rendus de procès scandaleux. De cet amas de chiffons, des gens habiles arrivent à tisser, non plus un seul volume, mais des séries entières de tomes.

La seule forme de roman qui soit digne du nom d'œuvre d'art est le poème. Qui oserait contester cela ? Rédigé en vers, rédigé en prose, selon des rythmes précis ou selon des rythmes libres, le roman doit être un poème, — car il n'y a qu'un seul genre, en littérature : le poème. Hors de là, ce sont les radotages du reportage ou de la conversation, les délayures du fait-divers ou bien, selon la plus humiliante expression dont un romancier se doit souffleter lui-même, « des procès-verbaux d'huissier ». Tous les romans éternels sont des poèmes et furent conçus comme tels, qu'ils soient, je le répète, en vers ou en prose, qu'ils s'intitulent l'Odyssée ou Don Quichotte, Wilhelm Meister ou Tribulat Bonhomet, La Vita Nuova ou l'Education sentimentale.

1892

COMME TOUT LE MONDE

A quelqu'un venu lui soumettre, anxieux, un cas de conscience, M. Renan répondit : « Faites comme tout le monde. » La noblesse inattendue d'une telle parole nous impressionna vivement, et, pour « faire comme tout le monde », nous résolûmes, dès que nous parvint la « fatale nouvelle de sa mort », d'interviewer un des nombreux amis du célèbre académicien. Notre choix fixé sur M. l'abbé S..., ancien condisciple du défunt et qui garda toujours avec lui d'excellentes relations, M. Hermès a bien voulu se dévouer à une tâche neuve pour lui et aller recueillir, de la bouche même du sympathique ecclésiastique, l'appréciation suivante :

« Monsieur Renan eut dans sa vie deux grandes passions, l'exégèse biblique et Paul de Kock. Ce goût sacerdotal, il le prit au séminaire de Saint-Sulpice, où M. l'abbé Le Hir enseignait l'aleph et le schin de la science judaïque ; ce goût papal, il le prit encore au séminaire, en un temps où les vertus de Grégoire XVI excitaient une grande émulation et où Paolo di Coco était la littérature de fraude des séminaristes malins.

« Je l'avoue, l'auteur de la Femme aux trois culottes eut sur M. Renan une excessive influence. Sans doute M. Renan acquit à cette fréquentation l'amour du style simple, de l'ironie douce, du sous-entendu mi-tendre, mi-polisson, mais à l'historien et au savant une telle intimité fut certainement peu profitable, car elle lui enseigna, assez fâcheusement, l'art des hypothèses romanesques, des déductions fantaisistes ou précipitées, lui inculqua des habitudes d'esprit en désaccord avec ce que M. Le Hir attendait d'un si éminent disciple.

« Paul de Kock ! — A ce nom, que de souvenirs : un Pape, un Beau-Père de l'Eglise, toute une tradition ecclésiastique infiniment respectable ! Et pour ceux qui (comme votre humble interlocuteur) eurent la joie de se compter au nombre des fidèles amis de M. Renan, que de charmantes souvenances ! La grande veuve d'Israël, alors l'épouse de l'illustre et vénérable Défroqué, était obligée à des ruses pour arracher aux mains de son mari la Pucelle de Belleville : « Ernest, lui disait-elle, sois raisonnable, écris d'abord ce que t'a demandé M. Buloz, — et je te rendrai ton joujou. »

« Pauvre grand homme ! Le voilà, comme M. de Kock lui-même, au pays des Ombres ! Il a quitté les joies de sa vie, après en avoir compris le néant, après avoir senti l'universelle vanité de tout, de la gloire et des banquets, de l'amitié et de l'interview, de la bonté et de la philologie. Et voilà qu'au seuil de son éternité, quelque part dans les espaces, il a fait connaissance avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour lequel, d'ailleurs, il professait une grande estime. Cependant, je le crains, — l'entrevue a dû être orageuse. »

Sur ce mot de la fin, notre envoyé spécial (qui est fort intelligent) comprit que l'entretien était terminé, et il prit congé, avec un sourire entendu, du respectable abbé, — en lui promettant le secret le plus absolu.

PHILOSOPHIE DE LA CENSURE

UNE ENQUETE

Sur la question sociale au théâtre. — Je ne vois pas du tout l'utilité qu'il peut y avoir à traiter sur les planches au moyen de discours, de gestes et de costumes, des questions aussi complexes que celles que l'on résume d'ordinaire sous le nom de « la question sociale ». Outre l'incompétence trop manifeste de dramaturges à élucider des problèmes qui sont peut-être inclarifiables, je ne pourrais voir en ces tentatives que le désir d'exploiter la curiosité du public parisien pour les scènes violentes et qui fournissent un beau spectacle, grève, pillage, meurtre, incendie. C'est en effet à cette fantasmagorie que jusqu'ici s'est réduite la question sociale au théâtre. J'appellerais cela, non le théâtre, mais le Cirque social (et pourquoi pas de vrais saltimbanques, comme dans la vraie vie politique ?).

En somme, je ne puis admettre un art de contingences; je ne puis donc admettre au théâtre « la question sociale », — à moins que l'auteur n'ait le génie de hausser jusqu'au symbole et jusqu'à l'éternel sa petite anecdote, sa petite grève, ses petits patrons, ses petits ouvriers, son petit chemineau et son petit incendie décoratif.

Donc, s'il fallait choisir : la synthèse, Jean Valjean, quelque chose qui dépasse et humilie la misère des faits.

Il est assez probable que si le public s'y prête, on verra un défilé de soi-disant pièces sociales. Cela n'aura aucun effet sur l'opinion, parce qu'on ne va pas au théâtre pour se faire des convictions. Je vois un immense ennui se dégager de l'usine incendiée et étouffer, comme une fumée lourde, ce nouveau genre didactique.

L'art a en soi son principe et son but, mais dès qu'on le charge d'une intention qui n'est pas absolument désintéressée, il fléchit, se rompt et tombe. Accrocher « la question sociale » à une tragédie, c'est jeter un manteau sur un rosier. [suite de l'entoilage prévue]

1898

COPEAUX

« Le Gaulois [...].

*

M. Brunetière est un esprit d'une logique un peu brutale. Il se rend trop facilement prisonnier d'une idée, quand cette idée lui paraît juste; il oublie tout ce qu'elle contient de contradictoire, prend un seul de ses éléments et s'en sert comme d'une massue pour écraser le reste. Après avoir reconnu qu'il n'y a pas de races simples et pures, il ajoute aussitôt : « Mais quelle qu'en soit la première origine, il y a des formations historiques définies, il y a des groupements qui se sont faits dans des conditions particulières et déterminées, dont le temps, les circonstances, l'intérêt, le choix des parties, les succès remportés ou les malheurs subis en commun, l'hérédité de joies ou de tristesses ont cimenté l'union. C'est ce que l'on appelle les génies nationaux. Le nôtre, à nous Français, est d'être et de demeurer Latins, Latins de cœur, Latins de mœurs, Latins de goût, Latins d'esprit, Latins de langue et Latins de pensée. Nous ne pouvons pas ne pas l'être et de même qu'il y a dans le corps humain des dispositions générales, des diathèses, comme on les appelle, avec lesquelles il faut bien vivre, parce qu'on ne s'en débarrasserait qu'avec la vie, et que le remède qui emporterait le mal emporterait encore plus sûrement le malade, ainsi. Messieurs, je ne sais trop si non pourrions cesser d'être Latins, mais ce dont je ne puis guère douter, c'est que nous cesserions en même temps d'être des Français et la France. »

Il paraît décidément que nous vivons dans une période où l'affirmation tient lieu de raisons et de preuves. Sans cela, oserait-on venir à nous autres, hommes du Nord, nous tenir un tel langage ? M. Brunetière est du Midi ; qu'il parle pour le Midi et non pour la France. Mais le nom même de France, et celui de Normandie, de Flandre et de Bourgogne protestent contre cette litanie méridionale. L'originalité des Français vient précisément de cela, sans doute, qu'ils ne sont vraiment latins que de langage ; et l'originalité de notre littérature, de cela aussi qu'elle exprime en une langue latine des idées qui ne sont pas latines. Latines, les chansons de geste ! Latin, le prodigieux théâtre du XVe siècle ! Latin, Rabelais ! Latin, Saint-Simon ! Latins, Chateaubriand et Victor Hugo ! M. Brunetière se moque. Nous sommes des Barbares latinisés ; nous sommes une contradiction. D'où viendrait donc la dissemblance entre les littératures provençale et italienne et la littérature française primitive et romantique, la seule à invoquer comme témoin, si les Français étaient Latins de mœurs et de pensée ? Singulier patriotisme qui consiste à se dénationaliser, à se renier, à s'effacer sous un nom générique ! Pourquoi dire à des Bretons ou à des Normands : Soyez Latins ? Et pourquoi Latins ? Cela passe l'entendement. Il n'y a qu'une vérité à dire aux hommes, quels qu'ils soient : Soyez vous-mêmes !

Mais que c'est inutile ! On voit un poète fou courir les champs et les bois, crier aux chênes : Soyez des chênes ! et aux genêts : Soyez des genêts ! Même s'il se trompe d'adresse, les genêts ne se fâcheront pas, ni les chênes. Avec les hommes, il faut une certaine prudence.

Sur les littératures étrangères. — Les littératures de tous les pays de même civilisation générale ont toujours influé les unes sur les autres. Il n'y a aucun exemple d'une littérature purement nationale, purement autochtone. Nous avons cette illusion pour la Grèce, mais cela tient à ce que, de presque toutes les littératures contemporaines de la floraison hellénique, la grecque seule a survécu. Une littérature médiocre, mais étrange, et qui donne l'impression du nouveau, peut avoir une influence heureuse sur une littérature supérieure. Du nouveau, c'est de cela qu'une littérature vit, et où le prendrait-elle, sinon en dehors d'elle-même ? On ne se nourrit pas de sa propre substance. C'est dans les littératures étrangères que la France a cueilli les éléments de son originalité toujours renouvelée ; c'est en grande partie dans la littérature française, que les diverses littératures européennes ont puisé les sucs dont s'enivrèrent leurs plus beaux génies. Comprend-on un Gœthe privé de culture française ou un Chateaubriand privé de culture anglaise ?

Y a-t-il avantage ? Mais il y a nécessité. Demande-t-on s'il y a avantage à manger ? Il le faut.

Parmi les littératures étrangères, on rangera les anciennes périodes littéraires d'un pays. Tout le nouveau est bon, et tout l'inconnu est nouveau ; tout le lointain est nouveau. Plus une œuvre littéraire est différente des tendances littéraires présentes, et plus grande sera sa valeur alimentaire. Si les littératures européennes se fondaient en une vaste littérature uniforme, nous serions obligés d'aller nous nourrir en quelque Chine, ou de puiser dans les vieux fonds. Nous n'en sommes pas encore là, et peut-être même que, loin que les ressemblances s'accentuent, ce sont les différences qui se marqueront, de plus en plus nettes.

1901

Rerenaissance italienne. — Il y a certainement aujourd'hui en Italie d'excellents écrivains, surtout dans la critique et le roman. L'humanisme fleurira toujours en Italie. Je ne sais si le roman y prendra jamais l'importance qu'il a dans les pays où la vie, moins extérieure, se replie en imaginations intimes : parmi ceux que je connais, plusieurs sont tout à fait remarquables. La poésie est restée un peu en arrière, trop respectueuse de règles devenues inutiles, puisqu'on en connaît le mécanisme : il y a là un grave retard dans l'évolution. Egalement j'avouerai que, nouveau en Italie, le talent de M. d'Annunzio n'a que peu surpris les jeunes écrivains français : il paraît supérieur, mais non hors ligne. En avance sur son milieu, M. d'Annunzio est à peine parallèle au milieu français, sur lequel il n'a donc pu avoir aucune influence : c'est en même temps que nous, et même un peu après, qu'il subissait les idées maîtresses de ce temps, venues de Tolstoï, Ibsen, Nietzsche, idées que leur passage par Paris a rendues européennes.

Je ne crois pas beaucoup, en général, aux renaissances. Elles sont toujours factices. Il y a une tradition en Italie : c'est elle qui, attentive à s'assimiler le nouveau, en art, en idées, sera le principe de force de la littérature italienne.

Si l'on entend par renaissance une floraison d'œuvres plus abondante, oui, il y a renaissance, accroissement d'activité, ce qui fait bien présager de l'avenir. Les tendances sont, comme partout, vers une littérature d'idées et de beauté plastique : le naturalisme — ou vérisme — y semble particulièrement mort. C'était si en désaccord avec le souci méridional de parure, de plaisir, de poésie !

Le sens artistique du public contemporain ?

Il est beaucoup trop développé. C'est-à-dire que trop de maîtres de hasard ont appris à la foule à admirer selon les règles. On pourrait peut-être enseigner l'art d'admirer, mais à quoi bon désigner ce qu'il faut admirer ? Cela ne sert qu'à fausser l'exercice normal de la sensibilité.

Les mêmes gens qui passent par milliers sur ce pont, indifférents à ce merveilleux coucher de soleil, ce paysage de lumière, d'eau, de feuilles et de pierre, vous pouvez en arrêter la moitié devant une toile grossière au bas de laquelle vous écrirez : chef-d'œuvre d'un grand peintre. Voilà ce que j'appelle le sens artistique du public contemporain. Il est synonyme de parfaite obéissance. J'aime mieux l'ignorance complète, celle qui laisse intacte la sensibilité ou l'insensibilité naturelle.

S'il serait bon d'enseigner l'art d'admirer ? Peut-être, mais comment ? Cultiver une sensibilité, l'assouplir, la fortifier en la libérant de sa grossièreté native ou de ses préjugés, quel poète n'a essayé cela en vain sur une femme sur un ami ?

Le public, qu'est-ce que c'est que ça ? Cela a-t-il un système nerveux central ? Est-ce un être unique ? Non, vous me parlez de deux cent mille physiologies différentes pour commencer ; vous n'entendez donc que ce qui leur est commun à tous, que ce qui fait leur commune banalité. D'ailleurs, l'homme qui vit à Paris, dans un site de beautés si diverses, parmi tant de musées, de galeries, au milieu des poèmes et des musiques, — et qui n'a pas le sentiment de l'art, est un incurable.

Les Poètes mystificateurs. —

Des mots, des mots. —

La question de la Comédie-Française. —

Décentralisation littéraire. — On ne fait rien de sérieux si l'on ne part de ce principe : « Il faut faire... » La décentralisation littéraire, politique, commerciale, etc., sera bonne chaque fois qu'elle sera, — qu'elle sera un fait.

Un homme, un groupe, à Reims ou à Toulouse, agit, se remue, se fixe, devient un centre, si tout cela s'est passé innocemment, sans principes, sans but, presque, sinon inconscient. S'il a voulu, il y a tout à prévoir qu'il ne réussira pas. Faites à Reims une revue qui se fasse lire à Paris : et vous aurez décentralisé — pour un temps.

Mais la fleur que vous aurez obtenue, le vent en apportera les graines à Paris. Et ce sera heureux, car ce n'est pas trop de la masse toujours accrue de Paris pour lutter contre les Barbares.

La décentralisation est contradictoire avec les trains rapides. Il y a, et il y aura de plus en plus, à la fois centralisation de consciences et décentralisation d'activités. On écrit à Reims et à Orthez (comme Francis Jammes) ; on n'a la gloire — ou la plus minime réputation valable — qu'à Paris.

La mort de Verlaine

Verlaine en pierre

MARGINALIA EN L'AIR

Sur la critique dramatique. —

Sur la liberté de l'art. —

Les fruits du verger. — Les Noces Corinthiennes datent de 1876. Après un quart de siècle, l'Odéon a représenté ce petit drame du païen mystique qu'est M. Anatole France, disciple de Louis Ménard. Nous pouvons donc espérer de voir mis à la scène, dans quelque vingt-cinq ans, les poèmes dramatiques de Saint-Pol-Roux et de Claudel. Seulement quand viennent ces fêtes, il est trop tard. L'oeuvre d'art, comme les fruits du verger, n'a toute sa saveur que dans le temps exact de sa maturité. Nous en faisons des confitures. Les Noces Corinthiennes sont des confitures, ces confitures de figues et de raisins que célèbre Athénée au quatorzième livre de son banquet des Sages.

1902

p. 130

*

Au-dessus des races. —

Victor Hugo et la paix.

L'idéalisme de Verlaine.

L'horreur de la gloire.

Les fêtes et le trouble-fête

Etienne Dolet. — Il se forme un culte autour de l'absurde statue de Dolet. Des gens dévotieux, pour qui sont méprisables les processions vers les églises, s'en vont, une fois par an, tourner en rond et hurler autour de ce pauvre bronze d'un pauvre homme. Le saint sans doute importe peu ; il est ce que le voient, ce que le sentent ses fidèles. Les piétistes révolutionnaires s'imaginent que Dolet fut, comme ils disent en leur langage, libre-penseur ; cette naïveté est amusante et presque touchante. C'est du folklore, et du meilleur. Ainsi pour les bonnes femmes du pays, la statue monumentale de Vercingétorix est devenue l'effigie du Père saint Gétorix. Et pourquoi pas ? L'homme ayant besoin de dieux est bien obligé de les créer lui-même. Dolet n'ira pas très loin ; mais la tendance est tout de même curieuse et d'un certain intérêt pour la psychologie générale de l'humanité inférieure.

Partis littéraires. — C'est la mode, certaines années, de songer aux partis littéraires. On contemple un instant les groupes nouveaux attardés encore autour des sources, quelques-uns ivres et d'autres stupides d'avoir bu l'eau glacée du rêve. On suit, d'un œil triste et plein d'envie, ceux qui, levés avant le jour, montent et vont disparaître au tournant de la route, là-bas, sous la montagne qui penche et qui lapide les voyageurs.

L'orbite de cette cérémonie n'a pas encore été calculé. Elle revient quand elle peut, mais surtout quand l'air est très calme, quand le ciel est très pur, après ces brefs et violents orages d'été qui sont la bénédiction des grenouilles.

Les grenouilles jouent un grand rôle dans la littérature moderne, ainsi toute prête à devenir aristophanesque. Les grenouilles chantent quand il va pleuvoir, pendant qu'il pleut et après qu'il a plu ; elles annoncent l'orage, elles le célèbrent, elles le saluent. Leur devoir est de patauger; or, sans eau, pas de boue ; elles aiment l'eau, non parce que l'eau est propre et bleue, mais parce qu'elle noie les fleurs et draine vers les étangs de beaux insectes noyés.

Il y a une quantité de mauvais poètes et de littérateurs humbles qui ne peuvent vivre que d'insectes, c'est-à-dire des anecdotes écloses dans les trous de murs, sous les écorces, parmi les herbes sèches et les feuilles mortes. Les insectes, même ceux qui ne semblent que la métamorphose des détritus de la vie, sont beaux pour qui les regarde ; ce sont des cailloux qui marchent, ce sont des fleurs qui volent ; c'est le sable rose et jaune des grèves qui se meut, chante et s'en va vivre une heure sur les cheveux des arbres et les lèvres des fleurs. Les insectes sont beaux à regarder; la grenouille les mange et ne les regarde pas.

Les grenouilles chantent dans les roseaux du soir. On n'entend plus la douce nuit qui marche. Les grenouilles sont devenues la seule gloire et la tyrannie de la terre : l'âme des morts illustres a passé dans le ventre des grenouilles. Cependant, voici une phase de silence. Elles ont mangé, elles ont croassé ; elles digèrent, elles se taisent. Elles pensent peut-être — peut-être ! à des contrées lointaines ?... Un mouvement s'est propagé parmi les cuisses vertes. Les grenouilles vont émigrer ; les grenouilles vont faire de la politique ! Déjà les crabes les appellent en faisant claquer leurs pinces, — et les crabes sont les amis des grenouilles, comme dit Homère.

Voilà quelque vingt ans que M. Doumic écrit et publie des volumes et il n'a pas eu le courage ou le talent de nous donner un livre. Son œuvre consiste en un amas de tomes arlequins où sont cousus des articles disparates de ton, de genre, de matière ; il lit ce qui lui tombe sous la main, prend des notes qu'il rédige en un compte rendu hargneux et pourtant banal : n'importe quoi, pourvu, toutefois, que le sujet, déjà traité cent fois, lui fournisse une provision suffisante de lieux communs. Car M. Doumic craint également de se fatiguer lui-même et de déplaire au public bien pensant, pour lequel il opère ses petites compilations insidieuses.

Il se croit le successeur de Sainte-Beuve, et n'est qu'un des continuateurs de Pontmartin.

Certes, et malgré tout le soin qu'il prend d'être méchant, M. Doumic est bien inoffensif; mais on ne peut se défendre de quelque pitié envers les lecteurs dont il est le directeur de conscience littéraire, envers ces tristes lecteurs persuadés, sur la parole de leur oracle, que Verlaine était un poète « très médiocre » et que sa gloire est le résultat d'une adroite « mystification ».

M. Doumic n'est pas un critique, même très médiocre; c'est un pauvre homme qui se venge comme il peut de n'avoir aucune imagination créatrice et d'être incapable de rédiger autre chose que de confuses et prolixes bibliographies.

Il peut être assuré, d'ailleurs, que ses opinions sur Verlaine ou sur Barbey d'Aurevilly ne font de mal qu'à lui-même. Le monde littéraire — Thulé que les Doumics contemplent de loin — n'en a cure. Rien ne peut empêcher que Verlaine n'ait écrit les Fêtes galantes et Sagesse. Il n'a pas eu tous les dons, il n'est pas le poète unique, qui domine tous les autres ; il est ce qu'il est, Verlaine, et tant que dureront les lettres françaises, ce nom aura un sens, comme le nom de Du Bellay, comme celui de Musset. Que cette vérité élémentaire mette en rage M. Doumic, c'est cela qui est singulier, et non la réputation de Verlaine, très normale et assez justement conforme, aventure rare, à ses mérites véritables.

Il m'en coûte de conseiller la lecture d'un livre de M. Doumic ; mais pourtant, avec le dépeçage de Verlaine, l'écorchement de Barbey d'Aurevilly est à recommander. Quelle cuisinière bourgeoise comme elle désosse, comme elle dépouille, comme elle hache ! Mais c'est la cuisine du diable : les beaux animaux massacrés ressuscitent dès que le tortionnaire a fini sa besogne. Comme Verlaine, d'Aurevilly fut inégal, mais il a écrit les Diaboliques. Qu'on ne retienne que cela, si l'on veut avec quelques pages détachées : et voilà une gloire qui ne semble pas du tout absurde. Mais il n'est pas sûr que ses romans périssent beaucoup plus vite que ceux de Balzac. Ils leur sont supérieurs par le style et ils les égalent souvent par la profondeur de l'observation. Que cela gêne M. Doumic, il n'en est pas moins évident que d'Aurevilly est une des figures littéraires originales du dix-neuvième siècle.

Le principal argument de M. Doumic contre le talent de Barbey d'Aurevilly est que « il ne s'appelait pas d'Aurevilly » (1). Mais si M. Doumic ne s'appelait pas Doumic, par hasard, s'il avait nom Ratapoil ou Crinquebille, en aurait-il moins de génie ?

§

Presque tous les heureux conseils que Loyson-Bridet donne au journaliste en général seraient excellents pour le journaliste spécialisé, le critique littéraire. L'un et l'autre doivent se mettre à la portée du public, mépriser l'érudition qui humilie les lecteurs et tourner avec grâce autour de l'à peu près. Les Doumic, les Pellissier, les Deschamps lui donneraient à foison des exemples de cette heureuse désinvolture. Le dernier de « ces grands critiques, de ces maîtres », écrivait récemment : « Le bipède rôdeur des grandes villes est certainement plus féroce que l'anthropopithèque des forêts ancestrales. Celui-ci trouvait toujours des LEGUMES et du gibier pour assouvir sa faim, une fontaine pour étancher sa soif, un lit de mousse et de feuilles pour détendre ses membres fatigués. » J'espère que ces légumes des forêts primitives, d'avant l'homme, deviendront célèbres, comme le cardinal des mers de Jules Janin. Loyson-Bridet seul pourrait décider si le monsieur a voulu flatter le public en faisant la bête, ou s'il a proféré son ânerie avec une louable ingénuité. Remarquez aussi l'aplomb avec lequel il décrit les mœurs de l'anthropopithèque, qui n'est qu'une hypothèse hasardée pour expliquer les ossements fossiles d'une authenticité incertaine. Un bon critique littéraire doit énoncer les bourdes les plus énormes, dès qu'elles amusent le peuple, plutôt que d'avouer son ignorance (2).

Cependant, mis en goût par ces légumes préhistoriques, j'ai continué une lecture si profitable, — et j'ai trouvé encore :

« Rien n'est plus apéritif qu'une promenade dans Paris au hasard de la fourchette. »

« La lucrative industrie de l'alimentation s'applique, par une exposition permanente, à creuser l'estomac des pauvres diables jusqu'à leurs talons. »

« Le chien, gros et gras, a le nez dans son écuelle et lape de la sauce, déchiquète du blanc-manger (3), etc.

Dans ces trois derniers exemples, on a le spectacle instructif d'un « grand critique » qui pense par locutions ou par clichés (Au hasard de la fourchette — Avoir l'estomac dans les talons — Se nourrir de blanc-manger), s'en aperçoit et, impuissant à trouver mieux, entreprend de renouveler ces clichés en changeant ou en ajoutant un mot. Cela donne des absurdités, nécessairement, puisque, dans les locutions ou expressions clichées, l'ensemble a un sens différent de celui que donnerait l'assemblage nouveau des mots qui le composent. Avoir l'estomac dans les talons est une locution métaphorique par laquelle on exagère la sensation de vacuité, d'allongement de l'estomac produite par la faim. On dit aussi moins sottement : « Cela me creuse l'estomac. » Enoncées séparément, ces deux manières de dire ne nous choquent pas ; nous y sommes habitués ; ce sont des mots de conversation entre gens qui attendent que la table soit servie. Mais vienne le prétentieux bonhomme qui, avec ces deux rengaines, veuille faire du nouveau et dire : « Cela me creuse l'estomac jusque dans les talons », — et tout le monde éclate de rire, car vraiment cela est parfaitement idiot.

§

MM. Pellissier, Doumic et Frédéric pourraient être en toute équité catalogués à la queue leu leu au sommaire d'une chronique littéraire. Leurs recueils sont de même nature, à cela près que M. Frédéric ne manque ni de talent ni de liberté d'esprit ; M. Doumic remplace ces mérites par de l'esprit tout court ; M. Pellissier par rien du tout. M. Doumic, qui se croit dédaigneux, n'est qu'impuissant à comprendre ou à saisir. Il a bien plus d'incapacité que de méchanceté. M. Pellissier se croit jovial et n'est que vulgaire. On trouve dans son tome un morceau intitulé Les Clichés de style ; ce titre conviendrait à l'ensemble. Je relève avec joie, rien que dans le premier article. Le Théâtre de M. Jules Lemaître, les formules suivantes : « Jeter sa gourme — Retourner comme un gant — Echouer piteusement — Deus ex machina — Se perdre en un dédale. » Mais M. Doumic serait plus riche encore. En quelques pages de La Carrière diplomatique de Voltaire : « Caresser un projet — Flatter la vanité — Revenir à la charge — Percer à jour un projet — Mettre la prudence en éveil. »

Quels singuliers écrivains. Et voilà nos juges ! Il est vrai que, comme dit l'autre, M. Henri Gaillard, qui est sourd-muet, leurs jugements sont « les jugements du silence ». Elevés en dehors de la littérature, ces honorables critiques se targuent d'ignorer tout de la pensée et de l'art d'aujourd'hui. Ainsi M. Doumic résume« l'œuvre du symbolisme » en ces huit mots : « Une série d'ébauches plus ou moins intéressantes ». Et voyez la lâcheté de ce plus ou moins. Est-ce plus ? Est-ce moins ? Un peu de courage ! Quand M. Zola nous traînait dans la boue, il en avait le droit. Il défendait son œuvre contre des tendances contraires. Mais un Doumic ! Le plus humble d'entre nous, s'il a osé quelques balbutiements sur un mode nouveau, est encore supérieur au plus vaniteux des Doumic. Théophile Gautier a dit vrai, une fois pour toutes : « Le critique qui n'a rien produit est un lâche. » Le beau métier, vraiment, que de lire un livre et de le résumer en quinze pages ! Croiraient-ils par hasard continuer Sainte-Beuve ? Il n'est pas un chapitre des Lundis qui ne soit une création ; c'est autour d'une idée qu'il groupe les traits dont l'ensemble va déterminer un personnage ; la ressemblance obtenue, il laisse aller l'idée, comme un sable, et voilà le bronze ou la vie. Sainte-Beuve a peut-être plus créé que Balzac. L'imagination est peu de chose dans la création ; la sensibilité et le jugement y suffisent. Mais le critique doit être surtout un créateur d'idées, un metteur en train d'originales manières de voir et de penser. C'est son devoir. M. Jules Soury a placé le génie critique au-dessus de toutes les autres formes de l'intelligence et de la sensibilité. N'avoir rien produit pour un critique, cela ne signifie pas n'avoir rédigé ni des sonnets, ni des contes, ni des vaudevilles ; cela signifie n'avoir pas mis en circulation des idées nouvelles, n'avoir pas guidé de jeunes esprits, n'avoir pas aidé la pensée en des travaux de bonne volonté. Un critique est un directeur de conscience, ou rien du tout.

Pour être cela, et ici on retrouverait l'idée de Théophile Gautier, il lui faut une autorité technique ; il ne la trouvera qu'en s'appuyant sur des œuvres analogues à celles qu'il juge. Il faut encore qu'il inspire de la confiance, qu'on le sente doué de sentiments de fraternité, et cela n'arrivera que s'il a taillé les mêmes pierres, bu au même verre, souri au même rêve que ceux dont il est devenu non pas le juge, mais le conseiller, tout en restant leur frère et leur rival. C'était le cas de Sainte-Beuve ; il n'est pas unique. Ne pas séparer la critique de l'art littéraire, c'était jusqu'ici une des traditions des lettres françaises ; songez à Du Bellay, à Malherbe, à Boileau et même à La Harpe. Mais tous les grands écrivains de France, prosateurs ou poètes, furent aussi des génies critiques, tels Corneille, Voltaire, Chateaubriand. Les plus belles pages de Victor Hugo sont peut-être dans la Préface de Cromwell ; Théophile Gautier n'a rien écrit de plus superbe que le manifeste qui précède Mademoiselle de Maupin. Baudelaire fut un critique sûr et Mallarmé le plus ingénieux des grammairiens. Il y a des preuves plus récentes de la perpétuité de cette tradition. Il y a aussi des preuves qu'on voudrait la rompre et faire de l'Ecole normale un séminaire de porte-férules. Ces messieurs n'ont pas qualité pour nous donner sur les doigts. Qu'ils aillent faire leurs classes ; qu'ils remplissent le métier auquel sagement les destine leur famille. C'est à ceux qui font les livres de juger les livres.

(1) C'est entièrement faux, naturellement. Voir Eugène Grelé, Barbey d'Aurevilly, Caen, 1902.

(2) Non ; c'est pure innocence : le pauvre homme, dans ce passage, devenu inepte sous sa plume, ne fait que traduire un passage célèbre de Lucrèce. — Plus loin (tout l'article est une mine de cocasseries), il cite, comme de Villon, la Ballade des Pendus, de Banville !

(3) Déchiquette donc de la « crème en gelée faite de lait, d'amandes et de sucre », ou de la « gelée de viande blanche, crème alimentaire pour les convalescents, les valétudinaires ». Hatzfeldt et Darmesteter, Dictionnaire.

NOUVELLE SUITE D'EPILOGUES

1895-1904

1895

Novembre.

Opinions. — Les facilités offertes au premier venu ont excité plusieurs pédagogues latents à relater leur opinion sous des formes impératives. Il y a encore des gens qui lisent et qui disent : il y en a qui pensent et qui jugent. L'une de ces intelligences, sollicitée par la bienveillance linéaire de M. Austin de Croze, a émis qu'à l'heure actuelle, entre tous les écrivains nouveaux, un se dressait, Alpe au-dessus des taupinières, « M. Henri Mazel, ce nouveau Villiers de l'IsIe-Adam ». J'ai lu cela écrit et cela m'a fait de la peine, parce que l'auteur de Flotille dans le Golfe ne mérite pas que ses petits bateaux sombrent en une tempête soufflée par le ridicule. Quelle niaiserie d'abord et quelle impertinence ! L'exemplaire d'un homme est en un seul tome, avec écrit « fin » à la dernière page, et la belle gloire d'être une suite stigmatisée du renvoi : Voir Axel (même librairie) ! Villiers de l'Isle-Adam et Henri Mazel pris au même âge se ressemblaient d'abord si peu : l'un tout imbibé d'esprit anglais et allemand, disciple de la foi de Swift et de Hegel, ironiste terrible au point de se railler lui-même en son amour et en sa croyance, — et le méridional sage, logiquement imaginatif (dont j'aime la lucidité, l'ampleur et la franchise), est latin et même romain.

Vraiment, il faut,

Le temps s'en va, le temps s'en va. Madame,

protester contre les cancres traditionnels qui profitent d'une fissure pour pisser sur le peuple le venin innocent sécrété par leurs organes las. Hélas ! oui, ce sont des innocents, des ignorants, de pauvres diables intellectuels. Celui-ci est vieux, soit, mais qu'il se taise. Pas plus que la mort la vieillesse n'est une excuse.

Les vieux. — Mais il semble que la vieillesse soit la seule aristocratie reconnue par cette République, même des Lettres. La célébrité de M. Sarcey : ancienneté ; la notoriété de M. Sylvestre : ancienneté ; la popularité de M. Zola : ancienneté. Ces gens de lettres sont étoilés comme un vieux Saussier.

Mais. — (il n'est plus question ici du Patriotisme, ce treizième pseudonyme de la Vanité) des gens songent : que toutes les grandes migrations se firent de l'Est à l'Ouest ; que la banquise du Nord, comme un capuchon de glace, tombe sur les épaules du globe, vers le cœur ; — et ces gens nous disent : que les derniers arpents où grouillera la vie seront équatoriaux, et qu'il faut faire fleurir et surgir dans les Afriques la langue et les clochers de France, afin que plus longtemps demeure en l'âme et sur les lèvres des hommes la poésie de nos rêves et de nos voyelles. Peut-être : tourner, girasols, comme et vers le soleil, et s'en aller toujours du côté où s'épanouit le plus de lumière, c'est agir en faible innocente, mais guidée selon un vouloir, même inconscient, infiniment supérieur aux immédiates et précaires gueulades de la bête saccagée par une faim factice et qui a oublié, devenue vraiment la Bête, le chemin du val où l'on cueille à genoux la joie de se vautrer dans la douleur.

Otway.

Poètes lauréats.

Les étrangers.

Le drapeau.

La feue crise.

Arton.

Religions.

Bon mot de M. Peyron. — "Les pauvres m'embêtent. Qu'ils s'arrangent pour avoir des maladies circonscriptionnelles !"

Perle. — Une vieille madame, directrice d'une ample revue, corrigea et allongea ainsi, de sa main, la "page courte" d'un jeune écrivain : ... gazon glacé ... gazon emperlé de rosée.

1896

Janvier.

Epithète rare. — Du nouveau roman de M. Paul Bourget : Idylle tragique, chapitre premier : luxe brutal, atmosphère étouffante, richesse insolente, traits creusés, mains décharnées, sourire mutin.

Consacré. — Il est impossible d'ouvrir un journal ou une revue sans y trouver l'horrible phrase dont voici le type : Notre prochain supplément sera consacré à l'Exposition du Cycle. — De cette cacographie, le Mercure, qui se voue à écrire, n'est pas exempt ; voir les deux derniers numéros. Ne pourrait-on trouver mieux ? C'est difficile, si l'on veut garder la même tournure. Voici donc le problème. Dans la phrase type : « Notre prochain supplément sera consacré à l'Exposition du Cycle », remplacer le mot consacré par un mot aussi clair, aussi commode, et qui ne fasse pas pleurer notre susceptibilité étymologique. Si quelqu'un trouve, qu'il nous le dise, et nous le dirons.

Février.

L'enquête Dumas.

Verlaine

Mars.

Abyssinie.

M. Dennery.

La Gloire. — « Ici, Zola, veux-tu te taire, sale bête ! » C'est un toutou qui se prénomme ainsi, à la grande joie des passants là-bas, sur le quai et sous les grands arbres sérieux qui regardent pousser les feuilles.

Mai.

Doute. — D'un articulet enthousiaste récemment rédigé à la gloire de M. Abel Hermant : « Tel le Sphinx renaissant de ses cendres, vos éditions allèrent se multipliant... » L'auteur n'aurait-il pas confondu le Sphinx et la Mère Gigogne ? Mais alors pourquoi « renaissant de ses cendres » ? Aurait-on méchamment rôti cette vieille dame ? S'agit-il d'un nouveau mythe cinéraire ?

Bon mot. — On rapportait devant un académicien bien connu que M. Zola, durant sa jeunesse, se frappait fréquemment sur le ventre en proférant d'un ton d'orgueil :

— J'ai quelque chose là.

— On s'en est aperçu depuis, répondit l'académicien.

Juin.

Manon. — Non pas la jolie fille, fille naturelle de cet abbé Prévost qui fut le seul poète du XVIIIe siècle et l'un des esprits les plus ingénieux et les plus hardis que l'on sache, si mal connu, un frère aîné de Gérard de Nerval ; non pas la joueuse de dés et d'amour, ni la pauvre chair innocente qu'on envoya dans un entrepont pour être mangée, morte de fièvre, par les bêtes de la Louisiane, — mais l'hystérique bourgeoise qui se fit couper le cou par vanité. Enfin sur cette citoyenne à cocarde, M. Bergerat rédigea plusieurs milliers de mauvais vers — où l'on ne reconnaît ni le poète d'Enguerrande, ni le sec et net écrivain qui est notre ami très estimé, et très cher, Camille de Sainte-Croix, — appelés libres pour exaspérer M. de Souza, qui détient sur ce point des secrets de Petit et même de Grand Albert, — donc libres, ces vers, et même libérés de toute grâce et de toute poésie, et tels que l'on songe aussitôt à M. Scribe, à M. du Locle, à M. Gallet, car M. Aicard fait mieux, quoique pas très bien. Alors cette chose fut figurée par des costumes de l'époque, et des gens de style pérorèrent ornés de ces costumes, et un fonctionnaire nommé M. Faure s'absenta dès la première fois qu'on alluma, pour ce, les chandelles du cirque : et M. Bergerat pleura.

Car M. Bergerat n'ignore plus ce que pourrait être la gloire : la Gloire, c'est M. Faure en gants et guêtres et coupé en deux comme un ticket d'honneur (cette métaphore appartient presque à M. Scholl), la gloire, il croit que c'est conciliable avec les ô-liberté-sainte-chimère, et il pleure... Pauvre Monsieur Bergerat !

Ainsi à cette heure, il y a des écrivains qui écrivent depuis trente ans et que le commerce des littératures, des philosophies et des hommes n'a pas encore délivrés du souci de l'enfant qui a perdu sa bonne ; M. Bergerat pleure sa bonne ; est-ce que sa bonne serait sa nourrice ?

Je n'aurais rien dit de tout cela, si je n'y voyais évoquer une question très curieuse de psychologie sociale, — à laquelle je répondrai quelque jour en étudiant ces deux maladies : le papisme et le lamaïsme. Curieuse, oui, cette question : pourquoi M. Faure, hier rien, et d'hier à aujourd'hui n'ayant changé ni d'intelligence ni de caractère, est-il aujourd'hui beaucoup ?

La question n'a rien de personnel, et l'actuel président n'est ici qu'un exemple d'écriture.

La Lune Rousse. — Curieuses influences de la littérature nouvelle. Tandis que M. Zola (« ils veulent du nouveau je le leur ferai, Moi ») s'exténue à imiter les procédés de synthèse de M. Paul Adam, M. Mendès avec moins de sueurs refait, comme lieds, les Ballades de M. Paul Fort : c'est la lune rousse.

M. Mesureur.

Sourire.

Nuance.

Juillet.

M. Loti. — Comment a-t-on pu si longtemps confondre M. Loti avec un bon écrivain ? En une minutieuse description de la cathédrale de Burgos, page récente et où il semble avoir voulu déployer toute sa richesse, il accumule avec la simplicité sereine d'un tapissier d'art ces splendeurs de catalogue (soldes d'automne) :

Découpures inimaginables,
Portiques somptueux,
Grilles majestueuses,
Pénombre crépusculaire,
Odeur suave,
Magnificences incroyables,
Troncs monstrueux,
Sculptures fines,
Sculptures merveilleuses,
Frondaisons touffues,
Délicatesse rare,
Piliers énormes,
Grilles géantes,
Feuillées délicates,
Charmilles féeriques,
Or étincelant,
Lieu splendide,
Choses somptueuses,
Nef immense,
Passé prodigieux,
Détails incomparables,
Etc., etc., etc., etc., etc.

Dans ce style, comme dans les chaloupes à vapeur destinées au Congo et au Mékong, toutes les pièces sont interchangeables.

Congrès des Editeurs. — Cela se termina par une délicate allusion aux vignettes « malpropres » qui timbrent, par les soins des auteurs, les éditions commerciales du Mercure. « Un vrai bibliophile n'aime pas à voir sur ses livres d'autre timbre ou d'autre ex-libris que le sien (Applaudissements et rires). » Les « vrais éditeurs » n'aiment pas beaucoup cela non plus : voilà des applaudissements qui le prouvent. Si fort cogna ses épaules le pauvre M. Lemerre qu'il aura toutes les peines à manier cet été la lucrative bêche de son jardin de navets. Quant aux paroles sus-dites, elles sont de M. Brunetière qui s'est bien maladroitement solidarisé avec le Champagne, la routine et l'entêtement des éditeurs.

Curieux cas d'atavisme. — Le Paphnutius de Hrotsvitha fut analysé pour la première fois dans le Mercure de France de 1785 et traduit complètement pour la première fois dans celui de 1895.

Bon mot de M. Edmond Lepelletier. — « Emile Zola est le seul Victor Hugo que nous possédions en ce moment. »

Août.

M. de Morès. — Il fut le type de l'homme d'action pur et simple, celui qui agit toujours sans jamais savoir pourquoi. De toutes ses entreprises, la plupart commerciales, aucune n'aboutit, car il n'avait pas l'esprit de suite et de patience ; c'était, comme disait Fourier, un commenceur : à peine en selle, il sentait le besoin de changer de cheval. Son expédition malheureuse dans les sables lui a donné l'allure d'un héros. Ce n'est pas le moment de contredire l'opinion populaire, et, demain il sera trop tard de le faire, car sa .gloire, née d'un accident, sera sans doute assez fugitive. On le traite en Gordon : ce fut peut-être son ambition d'imiter le grand aventurier, mais ce ne fut qu'une ambition. Pourtant sa statue n'aura jamais des airs de sergent Bobillot : en un temps où les aventuriers eux-mêmes sont gradés et n'arrivent qu'à l'ancienneté, Morès, eut la beauté d'être exceptionnel [déjà recueilli comme 29e épilogue] .

Jeanne d'Arc. — On vient d'inaugurer la millième statue de la bonne Pucelle. M. Félix Faure s'en alla proférer à cette cérémonie que la Pucelle est en quelque sorte la « Vierge du patriotisme ». Si ces mots tendent à une signification, ce ne saurait être que par allusion à la Sainte Vierge, elle-même en personne, — mais pourquoi cet homme à guêtres s'en vient-il louer la Virginité, et quel rapport y a-t-il entre l'idée de pucelage et l'idée de patrie ?

L'Attentat. — Soyons indulgents. Ce brave homme venait « d'échapper à un épouvantable attentat » et de recevoir une collection de télégrammes par quoi des têtes, — même couronnées, — lui témoignaient « l'expression de leur profonde horreur ». En moins de deux heures, l'Europe entière s'est ainsi couverte de ridicule ; et quelle lâcheté au fond de tous ces cœurs — même couronnés — qui tremblent parce qu'un aliéné a tiré en l'air un coup de pistolet chargé à poudre !

De temps en temps, pendant la fête, on voyait passer une civière : c'étaient, rapidement évacués, comme d'affreux trouble-fête — c'est le mot — les morts et les blessés. Il y en eut quatre-vingt-douze : une toute petite bataille gagnée sans peine par le Soleil, implacable archer.

Les agents de l'opinion publique cependant préparaient leurs notules et les t manquaient dans les casses, vu l'abondance des attentats. Je connus par ces textuelles paroles d'une concierge la mort de Sadi Carnot :

« Monsieur, je vais vous apprendre une nouvelle bien drôle... » C'était dit sans malice. Mais les journalistes feraient bien, eux, d'être un peu plus malins et de ne pas achever de nous dégoûter de vivre en nous rappelant trop souvent l'atmosphère de honte et de stupidité que nous respirons tristement.

On prétend :

« II y a une explication aux abjectes lamentations expectorées à propos de cette poudre aux moineaux. Les pleurards ont sans doute supposé que le Président aurait pu mourir de peur ? » Cette explication est, malheureusement, injurieuse, — et même un peu bête.

Mistral à l'Académie. — Pourquoi pas aussi Etchegaray et Carducci ? De ces mêmes, qui louent l'heureux patoisant, quels cris si l'on proposait, en compétition à ce Français qui écrivit en provençal, un « Etranger » qui écrit en français, — un grand poète appelé Verhaeren ? Quels cris ! Ils oublient Leibnitz, Rousseau et quelques autres, — mais, comme ils disent en leur langage : « La Patrie avant tout ! Nous voulons des poètes « français » ! Nous voulons Mistral ! »

Grelots. — De la discussion sur les éditeurs, sur les tirages, il est resté dans l'air comme un bruit de grelots, mais un bruit de grelots qui soupirent, et qui murmurent : « De l'Argent ! Un peu d'Argent ! » On se souvient des délicieux enfants de Villiers qui échangent ces mots divins à travers la grille d'un parc ? M. Zola a une façon de dire : De l'Argent ! Encore de l'Argent ! qui rappelle les paroles de Gœthe mourant : De la lumière ! Encore de la lumière !

Edmond de Goncourt. — Ecrivain de grande race, l'un de ceux dont la réputation est toujours moindre que l'influence. Il représentera, presque à lui seul, la période naturaliste dans l'histoire de la littérature française, et donnera à croire que ce fut un moment, en même temps que de vérité réaliste, d'élégance insolente, de scepticisme égoïste, et d'art exaspéré. Tout ce qu'on pourrait dire s'applique aux deux Goncourt, inséparables. Pour leur souci d'un style personnel, je les aimai toujours et je les admire, malgré tout, pour ce qu'ils gardèrent, inconsciemment, de romantisme et d'idéalisme.

Septembre.

Le Congrès de Londres. — Mais je ne puis me rire de la mascarade socialiste avec la verve que donnerait la vie en un tel milieu; je ne connais de ce monde que deux ou trois personnages fort intelligents qui s'y égarèrent et qui en reviendront par un des deux chemins. Si l'on voulait sur ces gens lire d'étonnantes satires, il faudrait s'adresser à un petit journal, le Rifflard, dont le titre absurde dit mal l'intérêt : il est tout entier rédigé par M. G. Otto, qui, à une grande liberté d'esprit, à un talent net et neuf, joint pour moi l'attrait d'un être énigmatique.

A Médan. — M. Zola explique à des voisins de campagne le mécanisme d'un petit moulin à faire peur aux oiseaux, et emporté par l'habitude, il dit :

— C'est une vis d'Archimerde.

Octobre.

M. Zola et le P. Bourdaloue. — On lit dans le dictionnaire de Richelet, petite édition : « Bourdaloue, s. f. Etoffe modeste ainsi nommée du célèbre prédicateur P. Bourdaloue, jésuite... On donne aussi ce nom à une tresse... qu'on met au lieu de cordon de chapeau... et à une espèce de linge ouvré... » II y a une quatrième signification que les dictionnaires mentionnent peu, mais qu'explique très littérairement ce passage du Journal des Goncourt : « Jeudi 1er septembre (1892). Aujourd'hui, à l'Exposition des Arts de la Femme, je suis resté en faction devant la vitrine des bourdaloues. Oh ! les coquets et les galantins réceptacles du pipi de nos grandes dames du XVIIIe siècle, ces bourdaloues de Sèvres, ces bourdaloues de Saxe, à la forme de ce coquillage nacelle, qu'on appelle nautile, commençant dans les volutes d'un colimaçon... Oh! les royaux bourdaloues de Sevres en bleu lapis... mais plus familiers, plus humants, ces bourdaloues de Saxe... bourdaloues d'une forme plus contournée, plus serpentante, plus amoureuse des parties secrètes de la femme. » II n'est pas du tout sûr que le P. Bourdaloue ait donné son nom à ces objets ; on suivrait pourtant assez facilement le mot à travers les filières analogiques : confesseur, confident, ami secret, ustensile secret. Quoi qu'il en soit, le Jésuite va être détrôné par le romancier ; on dit un Zola dans les porcelaines de Tours ou du pays, et le mot est en train de se répandre, colporté par les voyageurs de commerce. Les filières analogiques seraient assez différentes de celles par où passa Bourdaloue, le résultat est le même : la gloire — ou une sorte de gloire un peu vulgaire, un peu grossière, mais qui rend bien l'idée que M. Zola a donné de lui au peuple et qui témoigne de la qualité des émotions esthétiques soulevées par son œuvre.

Novembre.

Le Knout.

Les palladistes lucifériens.

Les Fracas de Fracasse.

Augier à Valence. — La Valence de France. Ses habitants, honorables et intelligents, se refusent à inaugurer la statue figurant les traits bonasses de cet exécrable auteur. Pour cela, les Valençais sont conspués par M. Claretie ; il faut réconforter ce bon peuple et le supplier de jeter dans le Rhône, si ce noble fleuve la veut recevoir, l'effigie de ce triste voleur de gloire.

Nuance.

Militarisme.

Décembre.

Renouveau littéraire ou l'Empire de la mode.

Le dernier Voltairien.

Pensée consolatoire. — Hello : « Peut-être la réputation de certains hommes s'explique-t-elle parce qu'ils ont reflété et condensé en eux les traits épars de dégradation ou de médicrité qui se trouvaient disséminés chez leurs contemporains. »

Mort de M. Boucheron.

1897

Janvier.

Les reliques de Jeanne d'Arc.

Février.

La république cubaine.

Naïveté du bon M. Legouvé.

Profession de foi d'Ibsen.

Avril.

L'anecdote Gorguet.

L'union fait la force.

Août.

Petites études de stylistique : M. Loti, II.

Septembre.

La fabrication de mots historiques.

Le Parthénon aux Américains.

Duels.

Le Pourboire.

Octobre.

Le ciseau à froid..

La Gifle ou l'Homme des grillages.

Enseignement tiré des grandes manœuvres.

Novembre.

Délicatesses de jugement d'un dominicain.

Avantages du despotisme.

Décembre.

Gares.

Ellipse.

1898

Janvier.

L'Affaire Whistler.

Morale scolaire.

Cœur-de-cristal, farce très bonne et nouvelle.

Février.

Des amis d'Edgar Poe. — Un comité que je crois sérieux vient de se former à Lyon pour nous encourager à écrire des contes qui atteignent le genre de beauté grave des meilleures pages d'Edgar Poe ; Ligeia est présenté non comme le modèle, mais comme l'idéal que le « Comité Edgar Allan Poe » voudrait voir réalisé par un romancier contemporain. Est-il possible qu'une telle initiative soit fructueuse ? Je ne le pense pas. Il y a aujourd'hui trop de revues toutes grandes ouvertes à l'originalité pour que des génies méconnus gémissent dans l'obscurité. Néanmoins ce comité (représenté par M. P. Camille, 39, rue Thomassin, à Lyon) m'ayant paru poursuivre un but tout à fait désintéressé, j'ai voulu signaler son désir. On peut trouver bizarre l'idée de ces amis d'Edgar Poe ; on ne trouvera pas ridicule leur volonté d'offrir une somme d'argent à qui leur apportera un chef-d'œuvre.

La Gloire. — « La mort de M. Daudet a été signalée en ces termes par l'agence Reuter aux journaux français et anglais d'Egypte et d'Orient : Alphonse Daudet, directeur du théâtre Ferry à Londres, vient d'être poignardé en entrant au théâtre... »

Décembre.

L'Ecole héroï-comique de M. Demolins. — On sait que dans cette institution modèle — ou modelée assez maladroitement sur divers collèges d'Eton — les professeurs devront enseigner à la fois les lettres, les sciences et les sports. Cela rappelle un vieux poème héroï-comique, jadis populaire en Allemagne, la Jobsiade. On offre à Job un excellent préceptorat où, pour huit florins, il doit donner à son élève des leçons de physique, de géographie, d'histoire, de mathématiques, d'hébreu, de grec, de latin, de français, d'italien, d'anglais, de philosophie, de danse, de musique, d'escrime et d'équitation. M Demolins remplace l'hébreu par le tennis, le grec par le foot-ball et le latin par le polo ; le comique de son idée n'en est pas diminué.

Anecdote électorale. — Aux dernières élections de M. Thomson, en Algérie, un pauvre pêcheur napolitain, dénué de lettres (qu'on avait naturalisé pour la durée des élections), mit dans l'urne, au lieu du bulletin de vote, un bon de trois francs signé par l'agent électoral. Est-ce que, pour nous avoir fourni ce trait délicieux, ce M. Thompson n'aurait pas dû être validé ? On ne donc sait plus sourire, même en haussant les épaules ?

1899

Janvier.

Politique étrangère : la Veuve inconsolable.

La Maison du pendu.

Le respect de l'Armée.

Février.

L'Affaire, considérée comme une école de respect.

Mars.

L'Affaire à l'étranger.

Août.

Les illustres capotes.

Septembre.

Vues sur M. Dreyfus, M. Mercier, l'empereur Déroulède et quelques autres personnages.

Novembre.

M. Lavisse.

Décembre.

L'école du journalisme.

L'apothéose de la Brute blonde.

1900

Janvier.

La généreuse Angleterre.

Hélène, Cléopâtre et Victoria.

Un nouveau Don Quichotte.

Juin.

Nouvelles du cap de Bonne-Espérance.

Juillet.

Nouvelles de l'Eclipse.

Août.

Une fabrique d'icônes.

Septembre.

Les deux régicides.

Décembre.

Les écrivains et la cour d'assises.

La réception du Président Krüger.

Le cas de M. Vollard.

1901

Février.

Reprise de l'affaire ou preuve décisive de l'innocence.

L'annexion de la Belgique.

La Reine Victoria ou l'excuse des rois.

Septembre.

Conseil à Lord Kitchener.

1902

Mai.

Défunts.

La ligue des Droits de L'Animal.

1904

Février.

L'Espagne et l'évolution linguistique de l'Amérique espagnole.