Mardi, 23 mai 1911 [...]. Dimanche prochain, on inaugure au Luxembourg le monument de Verlaine. Je n'irai pas, mais je devrais presque y aller et France aussi, alors il vaut mieux remettre encore. Je pense que ce n'est pas pour vous une déception [...].

Mercredi soir. Très chère amie, il sera fait comme vous le désirez et je viens d'écrire à France. Mais je crois qu'il sera imprudent d'aller le même matin à Verlaine, car nous devons être là-bas vers 11 heures, 11 h 1/4. On ne sait guère quand commencent ces cérémonies et pas du tout quand elles finissent. Sans compter que si on m'y aperçoit, on voudra me faire entrer parmi un tas de personnages absurdes, dans l'enceinte, etc. France nous attendra très probablement. S'il doit sortir, je le prie de me prévenir. Je n'ai jamais eu l'intention d'aller à l'inauguration, mais je crains que vous ne désiriez voir cela et que cela ne puisse se concilier avec la visite. Ce ne serait amusant ni pour vous ni pour moi. La suite à demain, en allant voir si les lilas (de Chine) sont encore fleuris. (Lettres intimes à l'Amazone)

Photo  Nausicaa Buat

ÉCHOS

La « Journée Paul Verlaine ». — A propos de l'Enlèvement de Néang-Sock.— Une lettre de M. René Dumesnil à propos d'« Emilie David ». — Une lettre de Léon Bloy à M. Auguste Blaizot. — Découvertes archéologiques en Italie. — Ibsen, Tolstoï, Guy de Maupassant, etc., mis à l'Index au Japon. — Les instituteurs et la réforme orthographique. — Jules Verne pillé au Japon. — Le monument de Jean Moréas. — Pour la veuve de Delannoy. — Le monument Antoine Gley. — Errata. — Publications du Mercure de France. — Le Sottisier universel.

La « Journée Paul Verlaine ». — Nous sommes en dernière heure et nous ne pouvons que donner un croquis hâtif de cette journée mémorable.

Dès dix heures, la foule afflue au Luxembourg et les invités pénètrent dans l'enceinte réservée : il y aura là bientôt plus de deux mille personnes. Le temps est magnifique, mais les frondaisons épaisses de la grande allée abritent du soleil : seule la délicieuse pelouse où, encore voilé, se dresse le monument, est en pleine lumière, et voici que passent des colombes et des moineaux.

Vers dix heures et demie, M. Léon Dierx, président du comité, prend la place centrale au premier rang de la tribune. M. Antonin Dubost, président du Sénat, est à sa droite, et M. Léon Bourgeois, sénateur, à sa gauche. M. le sénateur Couyba, qui fut un ami de Verlaine, est là, et aussi M. Barthou, qui a donné au comité tant de marques de bienveillance, puis M. Camille Pelletan. On aperçoit M. Georges Verlaine et sa famille. Quant aux personnalités du monde des lettres, des arts, des théâtres, des journaux, il serait beaucoup trop long de les énumérer ; mais nous noterons — car c'est significatif de la renommée de Verlaine — la présence de plus de cinquante correspondants de journaux étrangers. Et la tribune, élégamment décorée, s'éclaire des toilettes d'été des jolies femmes.

M. Léon Dierx n'avait point l'intention de faire un long discours : il voulait dire un poème. Mais, président actif et qui s'est beaucoup dépensé au cours des dernières démarches nécessitées par l'inauguration, il a été trahi par sa voix, et il a dû demander à une charmante artiste, Mme Gilda Darthy, de dire son hommage au poète.

M. Léon Dierx a donné la parole à M. Edmond Lepelletier, vice-président du comité, qui a retracé la vie de Paul Verlaine, révélé le désintéressement du sculpteur, M. de Niederhausern-Rodo, dont l'œuvre représente une somme si supérieure à celle qu'il a reçue pour l'achat de la pierre, remercié tous ceux qui ont contribué à la réussite de cette chose difficile et laborieuse qu'est l'érection d'un monument, surtout quand il s'agit d'une vraie gloire ; puis il a remis le monument à l'Etat.

M. Jacques Lévy, membre du comité, a lu la lettre suivante de M. Steeg, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts :

Monsieur le président,

Vous savez quel deuil récent et cruel vient de frapper le ministère. Les membres du gouvernement ne pourront assister ou se faire représenter pendant un mois à aucune cérémonie. Je me vois donc dans l'impossibilité de me rendre à l'inauguration du monument de Paul Verlaine. Je vous en exprime tous mes regrets.

J'aurais aimé dire toute mon admiration pour le poète dont l'œuvre, vraiment unique de grâce un peu subtile, exprime, avec une vérité si profonde et si touchante, tous les élans, tous les espoirs, tous les regrets d'une âme, d'une pauvre âme, éprise de noblesse et de beauté, mais faible à la tentation et indulgente aux fautes, même aux siennes.

Ardente ou abattue, joyeuse ou mélancolique, cette poésie reste inimitable, tant elle jaillit de source et traduit, jusqu'en ses plus secrets détours ou ses plus intimes frissons, cet insaisissable qu'est la personnalité de Verlaine. Là est le secret du charme qui se dégagera toujours des « Rythmes et des Rimes », de cette « Chanson grise », où tout est nuance, demi-teinte, impression savante et naïve — qu'un grand poète pouvait seul écrire. D'autres forcent plus impérieusement notre admiration par la puissance de leur vision et la magnificence de leur verbe : Verlaine attire et retient la tendre sympathie de ceux dont il a touché le cœur.

Je tiens donc à vous adresser mes félicitations pour le juste hommage que votre comité rendra demain à la mémoire de Paul Verlaine et à vous déclarer que le gouvernement accepte avec plaisir la remise du beau monument destiné à consacrer cet hommage. Agréez, Monsieur le président, l'assurance de ma haute considération.

C'est alors que Mme Gilda Darthy a dit le beau poème de Léon Dierx, et que voici :

Poète au nom léger, flottant comme une haleine,
Au cœur ouvert, toujours en jeune émoi, Verlaine
Qu'on admire et qu'on aime, et qu'on plaint, et qu'on suit

Dans ta malice ou ta tendresse,
Quand un tourment trop lourd t'oppresse,

Quand au hasard l'instinct vagabond t'a conduit ;

Toi, lyrique ingénu ; toi, personnel artiste,
Repentant magnifique à l'égal du Psalmiste,
Musicien des mots, sensitif étoilé,

Tu sus, malgré tant de traverses,
Pour mieux charmer ceux que tu berces,

Rester l'esprit de verve et le chanteur ailé !

Le monde entier s'ignore en sa vaine apparence —
L'art et la poésie en sont la conscience —
Nous t'honorons, porteur du miroir enchanté

Qui, disparu sous la paupière,
Demeure et fait d'une œuvre altière,

L'écrin que tend la muse à la postérité.

M. Couyba prit la parole « au nom des amis de Paul Verlaine au Sénat », puis M. Charles Morice fit un discours essentiel ; M. Sébastien-Charles Leconte parla « au nom de la Société des Poètes Français » dont il est le président ; M. Albert Mockel (Verlaine étant de souche wallonne) « au nom de la Ligue des Amitiés Françaises de Belgique », ce qui, en ces jours de guerre entre Flamingants et Wallons, prend une signification particulière. M. Joubé, pour finir, dit l'Ode à Metz, de Paul Verlaine.

A deux heures et demie commença la matinée offerte par M. Antoine aux invités du comité ; car, contrairement à l'information parue dans notre dernière livraison, cette représentation fut absolument gratuite et offerte par le directeur de l'Odéon. La salle est comble, malgré le temps radieux, et M. Hervé dit un poème de Léon Dierx ; Mlle Cœcilia Vellini dit les Fenêtres, de Stéphane Mallarmé.

Puis M. Jean Richepin, qui s'était gracieusement dégagé d'une cérémonie qui l'eût empêché d'être à Paris le 28 mai, fit sur Paul Verlaine une très belle conférence, au cours de laquelle il dit merveilleusement quelques-unes des poésies de Verlaine le plus difficiles à dire, notamment les Chevaux de bois. Son succès fut énorme.

On joua ensuite les Uns et les Autres, de Paul Verlaine, musique de scène de M. Henri Quittard,où l'on vit Mlles Ventura, Barjac, Céliat, Guita-Dauzon, MM. Coulomb, de l'Opéra-Comique, Vargas, Plateau, Quillot ; et ce fut charmant.

Des poésies de Verlaine furent encore dites par Mmes Gilda Darthy et Cœcilia Vellini, enfin par le doyen de la Comédie-Française, M. Mounet-Sully, qui avait bien voulu apporter à la fête son précieux concours.

Mlle Y. de Stœcklin, accompagnée par M. Albert Bertelin, chanta des mélodies de Gabriel Fauré sur des poésies de Verlaine, et fut plusieurs fois rappelée.

La représentation se termina par un A-propos en vers de M. Ernest Raynaud, l'Assomption de Verlaine, musique de scène sous la direction de M. Emile Bretonneau, et le couronnement du buste de Paul Verlaine. Les interprètes qui firent applaudir la pièce de M. Ernest Raynaud étaient Mmes Colonna Romano, G. de France, MM. Grétillat, Denis d'Inès et Hervé.

M. Antoine n'a pas seulement donné son théâtre et son contrôle, consacré tant d'heures à l'organisation du spectacle, obtenu de la bonne grâce de ses artistes leur participation à la matinée, il avait encore demandé à M. Lucien Jusseaume un décor spécial, figurant le coin du Luxembourg où s'élève le monument de Verlaine ; ce décor très « fête galante » est tout à fait délicieux.

A sept heures et demie, un banquet réunissait au Palais d'Orléans plus de 35o convives (exactement 354) ; une superbe lithographie de Léandre ornait le menu. Au dessert, on essaya de discourir : M. Raphaël Barquissau, au nom des étudiants ; M. Saint-Pol-Roux, venu tout exprès de Bretagne pour la fête ; M. Rameau voulut dire des vers de Verlaine qu'on lui demandait : Vaines tentatives. Et ainsi finit dans un tumulte prévu la « Journée Paul Verlaine ». — A. V.

Mercure de France, 1er juin 1911, pp. 663-666.

A consulter :

Hommage à Verlaine