8 avril :

Après huit mois d'interruption, le Mercure de France s'est décidé à reparaître. Ce n'est pas, je pense, qu'il prenne enfin, ou déjà, son parti de la guerre - durât-elle dix ans, il ne s'y habituerait pas, - mais quand on veut vivre, il faut vivre la vie telle qu'elle est. On ne lutte qu'un moment contre des vagues aussi fortes que celles où la tempête roule l'Europe et le monde. Il faut couler ou accepter le courant, où qu'il nous porte. Le Mercure était une revue plus attentive aux œuvres désintéressées de l'esprit qu'aux préparations guerrières : il se réveille guerrier. A peine si c'est un choix de sa volonté. Il est guerrier, parce que la France entière est guerrière et qu'il fait partie de la France. Il n'y a pas vraiment place aujourd'hui pour un autre sentiment : il était même inutile d'en tenter l'expérience. On n'eût pas trouvé, même dans les pays neutres, des rédacteurs assez dionysiaques pour sourire avec un dédain ivre parmi les ruines de la civilisation qu'un peuple arrogant (d'une arrogance qui fléchit un peu chaque jour) essaie d'accumuler autour de nous. Il faut se rendre au plus pressé, qui est de secourir cette civilisation qu'on a eu un instant la vision de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient. Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons encore, nous danserons encore : l'heure n'est pas venue [...] (Remy de Gourmont, « Hier et demain », Dans la tourmente, Crès 1916).

10 mai

10 mai

Hier, Mme de Brimont m'a entraîné chez Miss Barney, rue Jacob qui habite une petite maison avec gazon, arbres, serre et d'un autre côté, avec un temple à l'amitié, quatre colonnes auxquelles on monte, au-dessus d'une couronne à rubans, on lit « A l'amitié ». Cet édicule est attribué à Adrienne Lecouvreur. Les coins de jardin qui sont ici et là sont tout ce qui reste, paraît-il, du jardin de Racine. La Champmeslé, Racine, Lecouvreur, tous ces souvenirs flottent dans les parages. Dans le jardin de Miss Barney, on voit un arbre mort et droit soutenir un long arbre vivant et penché. Nous avons été ensuite, tous les trois, chez Remy de Gourmont, rue des Saints-Pères, tout en haut d'un petit escalier où l'écrivain habite un modeste appartement uniquement rempli de livres. Je ne l'avais pas revu depuis 1892 ! Vêtu d'une robe qui avait l'air d'une bure, il ressemblait à un vieux capucin qui porte binocle, mais un capucin studieux et avec cela boitant un peu et bégayant toujours.

Il parle peu, trop peu et on ne se douterait guère qu'il soit l'auteur de tant d'articles et de livres sur tous les sujets. Un chat qui se roulait sur la table m'a fourni l'occasion de rappeler Huysmans. « II était d'une affreuse méchanceté » m'a dit, en souriant, Gourmont. Et il parlait d'une femme de lettres que J.-K. comparait dans ses conversations à « une servante de brasserie » et à laquelle il adressait ensuite des lettres flatteuses. Comme je lui parlais de son costume à lui, Gourmont reprit : « Toutes les robes de chambre ressemblent à des robes monacales. »

Miss Barney, en sortant, m'a fait remarquer, contre la porte, une tête de Méduse. Gourmont en a adouci immédiatement la signification (Journal de l'abbé Mugnier (1879-1939), Mercure de France, 1985, p. 287).

15 juillet :

Je me souviens maintenant de notre dernière promenade, le 15 juillet, le long des quais de la Seine, sa promenade la plus aimée et la plus familière ; je revois sa joie de se sentir vivre dans la lumière en cueillant dans les boîtes des bouquinistes, quelque curieuse épave de l'inquiétude humaine. Nous nous sommes assis, à la terrasse d'un café de la Place Saint-Michel, où chaque semaine, nous venions aux belles heures de l'après-midi, regarder passer la vie. Chaque fois, il en rapportait quelques images fraîches, que l'on retrouverait dans ces pages mêmes. On venait, ce jour-là, d'élaguer quelques arbres du boulevard, des branches gisaient sur le sol : mon frère se pencha, cueillit une petite branche, encore vivante, et la regarda longtemps. Il me dit : « Une feuille, c'est plus beau qu'une fleur, et plus varié... »

Nous rentrâmes dans la lumière plus calme de six heures. Il ne devait jamais plus sortir de sa bibliothèque. Je songe aujourd'hui que cette branche de platane qu'il a caressée, aura été pour lui le dernier parfum de la nature (Jean de Gourmont, préface de Dans la tourmente, Crès 1916).

23 septembre :

Le jeudi 23, Gustave-Louis Tautain avait passé avec lui tout l'après-midi et remarqué combien sa démarche était lasse : « J'avais eu grand peur quand j'avais vu Remy de Gourmont se lever pour aller me chercher dans sa bibliothèque un tome de Plutarque, peur parce que décidément cette démarche était lente, empâtée, fatiguée... Pourtant les yeux semblaient briller d'une lumière plus sereine et reposée. Et jamais Gourmont ne m'avait paru si confiant dans la vie. Il me disait ses projets... » (Legrand-Chabrier, p. 13)

1er octobre :

Le service religieux eut lieu le 1er Octobre 1915 en l'église Saint-Thomas-d'Aquin et l'enterrement au Père-Lachaise. MM. Henri de Régnier, Georges Lecomte, Maurice Ajam, Fernand Mazade, Xavier Carvalho, Juliot Piquet, prononcèrent les discours d'usage avec une émotion personnelle. On en trouvera le texte, accompagné de la liste des assistants, nombreux malgré les circonstances, dans le Mercure de France du 1er Novembre 1915 (Legrand-Chabrier, p. 14).

Photo de Pascal Pfister, vers 1990

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On lui a fait des obsèques religieuses, à lui qui « mangeait » si bien du curé (Léautaud, Passe-Temps, p. 119).

Le Guide des tombes d'hommes célèbres de Bertrand Beyern (Le Cherche-Midi Editeur, 1998) indique que dans la 10e division du Père Lachaise reposent dans la tombe d'Auguste Clésinger « l'écrivain symboliste Rémy de Gourmont » et « Berthe de Courrière, grande occultiste ». De la tombe de Clésinger est visible le monument funéraire de Chopin par lui sculpté : La Musique en pleurs (1850).

Berthe de Courrière repose-t-elle vraiment dans cette tombe, comme l'affirme aussi Fernand Fleuret ? Sur la dalle funèbre ne sont mentionnés que les noms de CLESINGER, SCULPTEUR, 1814-1883 et de REMY DE GOURMONT, ECRIVAIN, 1858-1915. Pour s'y rendre, il suffit de prendre la tombe de Chopin comme point de repère : celle-ci à sa gauche, avancer de quelques pas, pour avoir, à sa droite, celle de Pierre Desproges ; quelques pas encore, descendre le petit escalier caché par un arbuste : la tombe convoitée se trouve juste au-dessous d'une statue de veuve éplorée.