Louis Denise, document communiqué par Thierry Gillyboeuf.

Mémoires fermés. L'amour, l'esprit, les mœurs, 1905-1940
Editions André Bonne
, 1951

AU « MERCURE DE FRANCE »

J'ai fréquenté pendant cinq ans, de 1907 à 1912, le salon si agréable de Mme Alfred Vallette, au Mercure de France. C'était à peu près la seule maison de Paris où l'on pouvait dire tout ce qu'on voulait. Il y avait là des amis, toujours les mêmes, auxquels j'ai gardé mon cœur ou mon souvenir fidèles : M. et Mme Gustave Kahn, les Charles-Henri Hirsch, Fontainas, Hérold, Verhaeren, le vieux Léon Dierx, Henri de Régnier, Jeanne Landre, Annie de Pène, Paul Léautaud, Régismanset et sa charmante femme, Charles Derennes, Marcel Batilliat, les frères Tharaud, Paul Fort, une dame Gérard, grande, gracieuse et blonde comme la statuaire dont l'art lui est redevable, Roinard, Apollinaire André Salmon, Fernand Fleuret et Mme Gabrielle Reval, les Machard, et que d'autres encore !

Mais l'intimité de ces réunions se gâta vite Chacun emmena des amis et les Alfred Vallette finissaient, par ne plus savoir ce qu'il y avait chez eux, ni les noms de leurs hôtes. Les libres propos que nous tenions étaient répétés au dehors par cette affluence d'inconnus indésirables et indésirés.

Au temps de l'harmonie, de la confiance et de l'intimité, nous vîmes arriver Mme Valentine de Saint-Point, le Rubens du maquillage Elle portait un petit singe fort agité et était suivie du jeune Postel du Mas outrageusement peint. Willy cria d'un bout du salon à l'autre « Rachilde vous me présenterez le premier, mais pas le second. »

Mme de Saint-Point va droit à Willy et lui place son ouistiti dans les bras Un animal intelligent Tout ce qu'il faut pour enchanter l'auteur des Claudine ! Mais, mis en confiance, le petit singe compisse Henri Maugis comme la dernière des ouvreuses. Postel du Mas était vengé.

Discussion animée, un mardi, dans le cabinet d'Alfred Vallette, attenant au salon rachildien qu'encombre un peuple de perruches. Je n'en retiens qu'une sage déclaration de Charles Régismanset : « Si l'on s'entend si peu à discuter, c'est que chacun ne répond guère qu'à soi-même. »

— Vous êtes plein d'avenir, me disait Henri de Régnier, mais n'écoutez pas les flatteurs.

— Fort bien, mon cher Maître. Mais à quoi reconnaître qu'on me flatte ?

[...] Le salon de Mme Alfred Vallette passait pour très libre. C'était vrai, peut-être pour les propos qu'on y tenait, mais sûrement pas pour la facilité de chair des belles amies qu'on y rencontrait. L'auteur soi-disant pervers de Monsieur Vénus, n'était entouré que d'honnêtes femmes, c'est-à-dire fidèles à leurs rnaris ou à leurs amants. Fors une aventure de passage, tout à fait imprévue, je ne devais remporter sur ce champ de bataille aucune victoire bien que deux fois mon cœur faillit s'y troubler.

J'ai remarqué d'ailleurs que dans la société littéraire, les mœurs sont plus probes, plus austères que dans les salons purement mondains. J'en fis un jour l'observation à Jean de Gourmort, devenu mon ami, et qui me répondit : « La raison en est simple. Toutes les femmes de lettres sont pourvues de ce dont les bourgeoises sont en quête. »

J'ai trop peu connu Rémy de Gourmont, déjà fort malade et douloureusement défiguré. Pendant toute après-midi pourtant il voulut me recevoir et me retenir. Des écrivains de notre époque, il reste celui dont je préfère le talent. Je ne puis oublier qu'en roulant des cigarettes sans discontinuer, de trois heures à six heures et demie du soir, il me fit, dans une conversation merveilleusement animée, entrevoir les trésors de son puissant génie. Je n'ai qu'à fermer les yeux et à faire un petit effort de mémoire pour être encore ébloui.

Par contre, je devais souvent rencontrer Jean de Gourmont. Il était, contrairement à son frère, de la race des silencieux et des écrivains lents qui mettent quinze ans à parachever un ouvrage. Mais il émanait de lui quelque rayonnement qui vous pénétrait jusque dans les os et qui faisait de sa seule présence un enchantement. Ce fut surtout mon culte pour la mémoire de son frère qui nous rapprocha vers la fin sa vie, à l'époque où, non Mme Valette, mais les hordes d'inconnus qui envahissaient le Mercure, me chassèrent de chez elle en supprimant tout le plaisir de choix que j'éprouvais à m'y trouver.

Il n'en reste pas moins que de toutes les maisons où je fus reçu pendant ma jeunesse, c'est au Mercure que j'ai trouvé le plus d'agrément, d'amitié et de profit intellectuel.

Jean de Gourmont n'avait pas le génie de son frère, mais pour peu que Vigny ait été vérace en définissant le génie une longue patience, il faut bien croire que Jean de Gourmont en possédait un peu. Il travailla vingt-trois ans à son roman la Toison d'or.

Chroniqueur des lettres au Mercure de France, il se révéla un critique subtil et prestigieux. Son souci fut longtemps de déterminer Mme de Givré à publier un recueil de Maximes. J'ai observé cet antagonisme de deux esprits d'élite. Ecrivain jusqu'à l'obnubilation complète du reste, Jean de Gourmont avait une sorte de respect fanatique pour la chose écrite. Il ne voyait que cela. Mme de Givré, elle, aimait l'esprit de certains d'entre nous mais ne considérait pas que les écrivains formassent une élite. Elle comprenait moins encore que des gens « supérieurs au reste par auto-définition » bornassent leur activité à barbouiller du papier et à publier des livres. Solidement rentée, il est vrai, la question de l'indispensable numéraire définie avec tant d'éclat par Alfred Capus, ne se posait pas pour elle.

Mme de Givré se surprenait certains jours à noter quelques réflexions de sa haute écriture régulière. Ces textes plurent à Jean de Gourmont. Elle en arracha des pages du cahier où ils étaient écrits de sa main et les lui offrit. Lors du décès de Catherine, Jean de Gourmont eut la délicate pensée de me les faire tenir.

pp. 262-266.

A consulter :

Madame Sarah Bernhardt et ses amis