Sarah Bernhardt par André Rouveyre


MADAME SARAH BERNHARDT ET SES AMIS

[...] Mme Sarah Bernhardt à la fin de sa vie gardait le culte de la jeunesse. Elle me rappelait Rémy de Gourmont, gravement atteint et déprimé, auquel je demandais l'état de sa santé. « J'épie la mort », me répondit-il en roulant une cigarette. Et il me disait encore : « Vous êtes bien naïf si vous croyez que les dix louis que vous avez dans votre poche et les vingt-cinq ans que vous avez au cœur ne finiront jamais. Il faut vous faire à l'idée du contraire. C'est ce qu'on appelle l'âge mûr qui vient avec cette conscience-là. » Les entretiens de Rémy de Gourmont étaient truffés de remarques incisives, de mots à l'emporte-pièce, d'observations caustiques. J'en ai noté quelques-uns :

« La dévotion se résume en plus de morale que d'exemple », me confiait-il. Gourmont respectait la foi catholique. Il haïssait profondément les dévots. Il n'avait guère plus de tendresse pour les philosophes. « Si vous voulez comprendre la philosophie, soyez plus intelligent que les philosophes eux-mêmes. »

Gourmont admirait et aimait Willy. Willy lui amena son ami Camille Flammarion. Celui-ci parla pendant une heure. Gourmont l'écouta avec intérêt pour conclure : « L'astronome, par le télescope, découvre les domaines toujours plus vastes de son ignorance. »

Au poète Roinard, qui s'avouait socialiste, Gourmont disait : « Partage des biens ? Soit. Mais partage, d'abord, des prétentions. »

A propos de la Joconde : « Il y a des œuvres d'art devant lesquelles on n'ose pas s'ennuyer. »

Il se demandait si l'ignorance peut améliorer les hommes. « Plutôt, je pense, une désillusion quant aux lumières du spiritualisme. » Et il ajoutait : « On peut rendre les hommes aussi méchants qu'on veut, mais pas aussi bons qu'on le souhaite. Sans récompense, sans sanctions, qui donc ferait son devoir ? D'ailleurs le bonheur est-il le résultat du bien accompli ? A la condition du bonheur il manque le don d'être heureux. »

Le passionné se laisse convaincre, jamais persuader. Je fus souvent persuadé, moi, par Rémy de Gourmont, et Dieu sait s'il me persuadait. Il me disait de mon père : « Il a pu rester philanthrope. C'est qu'il s'est refusé à bien connaître les hommes. »

Voici encore quelques notations issues de son trésor et distribuées au cours de ses entretiens :

L'égoïste est trahi par l'impatience dans la dissimulation.

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Boutroux ? C'est comme Fouillée et trop d'autres. L'ennui fatigue davantage l'esprit que la conversation la plus profonde... Il n'y a qu'une façon de juger équitablement les hommes. C'est d'avoir pitié d'eux.

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Dans les enterrements, on voit les vivants, non les morts.

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Il y a des ambitieux qu'attire le seul but, non la route, et qui, de préférence, s'introduiraient dans le palais de la gloire avec effraction.

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Souvent la compassion est plus cruelle que le malheur compati.

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Mariage, divorce de deux cœurs.

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La pitié devrait distinguer l'homme de la bête, non la parole.

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La misère ne parvient pas à nous émouvoir. Elle se répète trop.

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De quoi donc sommes-nous plus satisfaits que de nous-mêmes ?

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La curiosité, dès qu'elle doit choisir entre deux incidents opposés, court droit à l'accident.

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Que d'hommes d'esprit s'ennuient là où les gens embêtants s'amusent !

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L'orgueil prend exactement la place que lui sert la bêtise.

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Cette peur d'écouter ses dernières pensées.

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N'est juste, sur les hommes, qu'une seule opinion, mais elle change à chaque instant.

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Mme Sarah Bernhardt était la seule femme que Rémy de Gourmont admirât. Il ne l'avait vue qu'à la scène et ne la connaissait que par la chronique. Ce qu'elle lui rapportait à l'égard de la tragédienne ne l'agaçait nullement. Comprenne qui pourra.

Autre rencontre. Mme Sarah Bernhardt, qui ne lisait jamais rien, s'était passionnée pour les romans de Gourmont et improvisée la zélatrice de son génie. J'offris à Gourmont, sensible à cette admiration, de l'amener boulevard Pereire. Il refusa sous divers prétextes, taisant le vrai : le lupus qui lui dévorait le visage.

Voilà comment Mme Sarah Bernhardt n'a pas connu cet étrange et émouvant génie.

(Sylvain Bonmariage, Mémoires fermés, André Bonne, 1949, pp. 180-183)

Merci à notre ami Bruno Leclercq de la Ligne et le Lien de nous avoir envoyé ce texte.