Parmi les poètes français d'aujourd'hui, il y en a cinquante qui sont nés en Normandie et qui ont plus ou moins chanté leur province natale. C'est ce que vient de nous apprendre un recueil où chacun de ces poètes figure avec une notice, un portrait, et un extrait de ses œuvres. Cinquante poètes, cela fait beaucoup de poètes, et cependant le recueil n'est pas complet. Il y manque Henri de Régnier (dont la famille, il est vrai, n'est pas de souche normande), Jean Lorrain, Edouard Dujardin, Y. Rambosson (d'origine, sinon de naissance normande) ; et, puisqu'on y mettait des morts récents, tels que Gustave Levavasseur, il ne fallait oublier ni Alfred Poussin, ni Paul Blier (Remy de Gourmont, Poètes normands).


ALFRED POUSSIN, par Laurent Tailhade

Celui-là fut un survivant de la bohème, telle que l'ont dépeinte Vallès et Mürger, l'un, avec les couleurs tragiques de la réalité, l'autre, avec les roses et les bleus souriants d'une convention où se plaisent les bourgeois. Il y a vingt-cinq ans à peine, Alfred Poussin donnait au monde utilitaire d'à présent le curieux spectacle d'un poète nourri par son état. Sa misère en eût fait une sorte de Gringoire, plutôt que de Rodolphe, — car les pantins de la Vie de Bohème sont, avant tout, préoccupés d'aventures amoureuses ; — il eût couché sous les ponts, ne « voyant du pain qu'aux fenêtres », si la prudence normande, qui servait de trame à ses destins, n'eût permis à cet original de régler avec un ordre bureaucratique les hasards dont il vécut pendant plus de soixante ans. Bohème, il avait le tempérament d'un notaire. Il était propre, soigneux de sa personne, correct et médisant. Il buvait, mais sans tapage ni scandale, promenant dans les cabarets de sa prédilection une ivresse froide à la manière anglaise ; elle contrastait fortement avec l'intempérance godailleuse de Verlaine, qui se mêlait parfois à ses pérégrinations. Long comme un jour sans pain, maigre, escalabreux, tout en os, large d'épaules et de traits, la face glabre et méticuleusement rasée, il arborait un faux air d'ecclésiastique en civil, avec sa redingote noire, son chapeau haut de forme, son linge d'une entière blancheur. C'était, lorsque nous le connûmes, un grand vieillard plein de vigueur et d'endurance, qui montrait à ses jeunes compagnons l'art de passer la nuit, d'engloutir des spiritueux sans malaise ni fatigue. Levé à l'heure où s'allument les premiers réverbères, ne voyant le jour qu'à la fin des brèves nuits d'été, l'aube verte de l'absinthe le tirait du lit. Minutieusement, il procédait à sa toilette et, sur-le-champ, se mettait en quête du dîner. Loin d'être un réfractaire, un insurgé, de vivre, seul, dans son grenier, comme Alfred Jarry ou le « palikare » de Vallès, il recherchait les débutants : peintres, poètes, journalistes, pourvus de quelques sommes ; il n'avait pas d'égal pour faire mettre son couvert chez des compagnons adroitement dépistés. Sans outrer l'obséquiosité, ce merveilleux parasite poussait dans le cramoisi les talents de son état. Nul ne savait écouter comme lui, flagorner sous prétexte de controverse, mettre en lumière les talents de son amphitryon. Son estomac de bas-Normand supportait les plus rudes crevailles ; il eût égalé ce Vibidius Balatro qui délectait Horace par une désinvolture incomparable à gober d'une seule bouchée les croustades au sortir du four. Au dessert, il payait son écot en récitant les petits poèmes dont il s'était fait une spécialité.

Poussin, fidèle au « Quartier Latin » des légendaires étudiants, ne traversa jamais les ponts. Il habitait, depuis vingt ans, rue de Seine, un hôtel meublé où sa réputation de locataire modèle était fortement établie. Une blanchisseuse d'âge canonique, dont il s'était assuré les bonnes grâces, l'embarquait pour Cythère et prenait soin de ses chemises. Un ami de sa taille alimentait son vestiaire ; un autre pourvoyait à son argent de poche, un autre à son tabac.

Il rencontrait la plupart de ses commanditaires dans une brasserie alsacienne de la rue Jacob, où fréquentait un monde hétéroclite d'artistes connus, de ratés, de faux ménages, de débutants et de calicots. La tenancière de l'endroit, ancien modèle de Feyen-Perrin et son amie, achalandait sa boutique par l'excellence des nourritures et la décoration artiste de ses murs. Bien avant les cabarets esthétiques, la dame étalait, en guise de hors-d'œuvre, des toiles de maîtres. Feyen, Harpignies, toute l'Ecole de Fontainebleau, avaient donné des pochades à Clarisse, laquelle en eût formé une collection rare, si, par trop de zèle, certain compatriote venu de Guebwiller, grand garçon balourd, godiche et rudanier qui lui servait de famulus, n'avait eu la coutume peu louable de savonner, tous les ans, quelques jours avant Pâques, les tableaux de la Galerie, avec une forte lessive. Dans leur jeunesse, Paul Arène, Monselet dînaient volontiers chez Clarisse, dont la choucroute, le kirsch, la bière et les tartes aux quetsches affriandaient un groupe d'amateurs. La maîtresse du lieu faisait l'article : Rébrenez ein peu te fiante. Manchez du chicot. Il est très bon, le chicot. Vingt ans de Paris n'avaient pas atténué son pur accent des Vosges, dont la clientèle s'amusait. Un peu plus tard I.-F. Bladé, quand il résidait à Paris, afin de surveiller, chez Maisonneuve, l'impression de ses Contes Gascons, passait volontiers quelques heures en cet endroit, au milieu de jeunes hommes que sa causerie, encore que pleine de redites, amusait ; car I.-F. Bladé, malveillant et disert, avait, sur les gens du Second Empire, qu'il avait su voir, un trésor d'historiettes, de bons mots savamment calculés.

Parfois aussi, Armand Silvestre,. qui gardait à Feyen-Perrin le plus amical souvenir, venait s'asseoir sur les banquettes de Clarisse : « Mais, disait-il, je ne m'y risque pas souvent; car, chaque fois que j'y passe, elle retrouve un reliquat de note, qui met à cinq ou six louis la bouteille de bière ou le verre de Kirchenwasser. »

Poussin rencontrait aussi quelques rédacteurs du Mercure de France, alors dans sa fraîche nouveauté. Alfred Vallette, en un recueil que précédait une amicale et docte préface, avait colligé les Versiculets du vieux rhapsode. « Versiculets » à bon droit nommés de la sorte, car le plus étendu, parmi ces brefs morceaux, ne dépassait pas une vingtaine de vers. Sa pièce d'anthologie : la Jument morte, qu'il récitait plusieurs fois chaque soir, avait fait connaître Poussin dans quelques cénacles, d'où son étrange fortune était sortie. En ce temps-là, jeune et frais arrivé de sa Normandie, il avait brûlé un petit héritage de quelques mille francs, avec des poètes dévolus, par la suite, à la célébrité. Aussi longtemps que dura le bas de laine, ce ne furent que bombances et franches lippées. La gloire de Poussin rayonnait de la rue Monsieur-le-Prince au carrefour Buci. Et nul ne se lassait encore de la Jument morte. Le dernier écu volatilisé dans le serpentin aux liqueurs fortes, les grands hommes ne se montrèrent pas ingrats. Ils assurèrent au « petit poète, dont la chanson est courte, mais bien faite », qui ne gênait en rien leur vanité ni leur ambition, le vivre et le couvert. Ainsi le mouvement fut donné. Aux anciens compagnons d'Alfred Poussin, une génération nouvelle succéda; puis une autre, puis une autre encore, pendant trois fois vingt ans. Si bien que, pour avoir dissipé à propos un pécule plus que médiocre, l'homme put vivre à l'aise, ignorant le besoin, les inquiétudes étroites de la vie, et cela, sans travailler un jour, sans autre peine que d'écrire, en un demi-siècle, trois cents vers de mirliton.

Cette incroyable prospérité n'arrivait pas, néanmoins, à neutraliser, chez Poussin, le fiel du rimeur, offusqué par le succès d'autrui. L'éclosion du Symbolisme l'exaspéra. Au fond, il jalousait Verlaine, encore qu'il le méprisât un peu. Le désordre, la saleté, l'aspect dépenaillé, la sordide bohème du « pauvre Lélian », si semblable quant aux dehors à Bibi-la-Purée, induisait en réprobation le pique-assiette bien mis et tiré à quatre épingles. Poussin envieux de Paul Verlaine ! Le suif de lampion se trouvant offusqué par les étoiles ! Cette chose se voit pourtant ; l'orgueil du pou n'est pas moindre que celui du lion ! Un jour, après boire, Poussin aborda le maître de Sagesse et, le prenant de très haut, malgré sa cautèle ordinaire : « Tu sais, Verlaine, on a beau parler de tes Vers. Ils ne m'épatent pas ! » — « Moi non plus, répondit poliment son interlocuteur. Mais c'est peut-être parce que je les ai faits. »

Qu'est devenu Poussin ? Dans quelle terre les os du troubadour vagabond se reposent-ils de tant de soupers et de médianoches ? Qui garde encore le souvenir de cet être falot, plein de ruses et de vanité ? Quel mur a fixé la silhouette du vieux noctambule ? Et combien parmi ceux qui vivent ont encore dans leur mémoire les syllabes de son nom ? Le crépuscule descend ; la nuit gagne ; demain, peut-être, la vague de. l'oubli développera sur nous les plis de son linceul. Et c'est pourquoi d'aucuns trouveront peut-être un mélancolique plaisir à l'évocation de cette ombre déjà confuse, tremblotante sur l'écran du souvenir.

Fantômes de jadis, L'Edition française illustrée, 1920, pp. 65-72 & Les Plus belles pages de Laurent Tailhade, Quignon, 1928, p. 473-478.


Voici, racontée dans l'Intransigeant par « Le Huron », une anecdote sur le poète Alfred Poussin, qui est peut-être vraie, comme toutes les anecdotes :

C'était au temps où M. Camille Doucet remplissait les fonctions de secrétaire perpétuel de l'Académie Française.Un matin Camille Doucet reçut une lettre ainsi conçue :

Monsieur le Secrétaire perpétuel,

J'ai l'honneur de vous annoncer que je pose ma candidature au siège d'académicien laissé vacant par la mort de M. Leconte de Lisle. Je suis l'auteur d'un nombre considérable de volumes en prose et en vers, qui ont été traduits dans presque toutes les langues.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Votre très dévoué

ALFRED POUSSIN
13, rue de l'Ancienne-Comédie.

Camille Doucet lut et relut cette lettre, ouvrit le Larousse, le Vapereau, y chercha en vain le nom d'Alfred Poussin, se demanda comment un homme dont les œuvres avaient été traduites dans presque toutes les langues pouvait être inconnu de lui, puis s'apprêta pour aller, déjeuner en ville.

A déjeuner, M. Camille Doucet, au milieu de la conversation, lança une phrase :

— C'est étonnant, fit-il, comme nous sommes ignorants, à l'Académie ; j'ai reçu ce matin une lettre de candidature d'un écrivain dont les livres ont été traduits dans toutes les langues ; et je ne le connais pas.

— Ah bah ! fit quelqu'un; et comment se nomme cet écrivain ?

— Alfred Poussin.

Silence général de gens ennuyés d'être aussi ignorants que Camille Doucet.

Quand un des invités observa :

— Alfred Poussin, je le connais.

Etonnement.

— Comment ? Vous le connaissez ? Qu'a-t-il donc produit ?

— Une plaquette de vers, intitulée Versiculets, qui n'a jamais été traduite dans aucune langue.

— Vous êtes sûr ? fait Doucet.

— J'en suis certain, je connais Poussin, c'est un bohême, il fréquente le Café Procope, où je vais moi-même chaque soir. Et voulez-vous mon avis ? Il ne vous a jamais écrit ; la lettre que vous avez en mains, mon cher Doucet, émane d'un joyeux fumiste : convoquez donc Poussin à votre cabinet, vous verrez que j'ai raison.

Deux jours après, Poussin recevait, 13, rue de l'Ancienne-Comédie, au Café Procope, une lettre de convocation de M. Doucet.

Il se rend à l'Institut, et, dans le cabinet du Secrétaire perpétuel de l'illustre assemblée, la conversation suivante s'engage :

— Vous m'avez écrit, Monsieur, que vous posiez votre candidature au siège de Leconte de Lisle ?

— Moi. Jamais de la vie.

— Cette lettre, cependant.

— N'est pas de moi.

— Alors, vous n'êtes pas candidat ?

Poussin réfléchit, puis :

— Si.

Doucet bondit :

— Comment ?

Je dis que je suis candidat... Puisqu'aussi bien on écrit pour moi, j'aime autant être candidat.

— Mais vous allez vous ridiculiser, riposte Doucet.

— Me ridiculiser ?... Moi. Allons donc ! C'est vous que je ridiculiserai !... On viendra m'interviewer et je dirai que j'ai voulu vous blaguer.

Doucet réfléchit, comprend qu'évidemment l'Académie ne gagnera rien à cette farce, et il propose :

— Voyons. Si nous vous donnions un petit secours ?..

— Je veux un prix... un prix Montyon.

— Avez-vous votre volume de vers ?

— Oui... le voici... C'est trois francs...

Interloqué, Doucet allonge trois francs, prend le livre, il y avait, dedans, une trentaine de quatrains peu méchants

— Vous aurez votre prix, fait Doucet.

Et Poussin eut, en effet, un prix de cinq cents francs. Le soir où il toucha la somme, il offrit à boire à tous les clients du Café Procope; le lendemain, on le trouva très éméché, distribuant des pièces de vingt sous aux pauvres gens qui sortaient d'un asile de nuit.

Tenez, disait-il, c'est l'illustre poète Poussin, lauréat de l'Académie française, qui vous donne ça...

Et voilà comment Camille Doucet, en évitant à l'Académie une candidature fantaisiste, paya à boire à des poètes, à manger à des malheureux, et donna une couronne de laurier vert à un bohème.

Ajoutons que le trait : « C'est trois francs » porte tous les signes d'une indéniable authenticité. (R. de Bury, Mercure de France, 1er novembre 1908, p. 139-141).


« Echos : Mort d'Alfred Poussin », Mercure de France, avril 1901 (286-287)