Le Gaulois
« Un aristocrate »,
Le Gaulois
, 02.09.1922
« Rémy de Gourmont »,
Le Monde Nouveau,15.04.1923
&
L'Esprit de France,
Aux Editions du Monde Nouveau, 1924
Souvenirs d'un journaliste,
t. I, Librairie Plon, 1936

1. « Un aristocrate », Le Gaulois, 2 septembre 1922

Un aristocrate

On va élever un monument dans sa ville natale à Remy de Gourmont. J'y souscris de tout cœur, car bien que nous professions des opinions en bien des points différentes, j'aimais beaucoup Remy de Gourmont et je n'ai pas cessé de relire certains de ses livres. Je le tiens pour un des esprits les plus cultivés, les plus fins du XIXe siècle, pour un de nos plus savants écrivains. Mais combien l'idée de trôner en marbre, ou en airain, au milieu d'une place publique, lui eût paru paradoxale ! « Quelle excentricité et quel dévergondage » , s'écria-t-il, le jour où il apprit qu'on érigeait un monument à François Millet dans son village de Gréville ! « La pierre est taillée et le bronze fondu pour attester que vécurent des pantins ou des démagogues, mais non pour témoigner de la science ou du génie d'un homme ! » Un autre jour il écrivait : « Cela ne suffirait-il pas à faire maudire à jamais l'assassin Caserio que, grâce à lui, pas une bourgade ne dort plus au bord d'un ruisseau plein de roseaux que veillée et assombrie par le triste bronze où s'immobilisent les yeux du président de la république ?... »

Certainement, le monument que M. Jean de Gourmont veut élever à la mémoire de son frère sera d'un tout autre style que les statues officielles qui attristent les carrefours de nos cités, puis l'auteur des Epilogues ne détestait pas le paradoxe, et on ne peut qu'approuver sa famille de vouloir perpétuer la mémoire d'un artiste aussi subtil et d'un aristocrate avisé qui combattit avec des armes aussi acérées quelques-unes des idoles les plus grossières de notre siècle : la démocratie et le « mysticisme rationaliste » sur lequel elle s'appuie, la tyrannie collectiviste, le parlementarisme, la soi-disant « libre pensée », le faux dogme de l'égalité des races, voire même le pacifisme.

C'était cependant, en son vivant, un fameux anarchiste que Remy de Gourmont ! Ce qui caractérise son œuvre, c'est le scepticisme absolu de l'homme élevé aux méthodes scientifiques du XIXe siècle qui ne peut admettre comme vrai, provisoirement, que ce que sa méthode lui présente comme tel dans le moment. Nous l'avons vu rejeter le lendemain ce qu'il admettait la veille, et se contredire sans vergogne d'un jour à l'autre. Il n'avait de principes que celui de l'examen permanent de toutes choses. La crédulité universelle l'exaspérait, et ce qui l'irritait le plus contre ses contemporains, c'était « l'horrible manie de la certitude » dont les hommes de notre temps lui paraissaient affligés. « Le monde, écrivait-il, est devenu peuple, et le peuple a besoin de croyances. Il n'est pas difficile sur leur qualité ! » Aussi se mêlait-il peu à ses concitoyens. Il vivait sous les toits, rue des Saints-Pères, dans un petit appartement auquel d'innombrables livres faisaient la plus noble tapisserie. Il était généralement vêtu d'une sorte de froc marron et coiffé d'une calotte de moine. On le trouvait entouré de ses chats, qui par la fenêtre entr'ouverte sautaient directement de leur gouttière sur son bureau, et plongé dans la lecture de livres de science ou de volumes anciens qu'il rapportait de ses promenades quotidiennes sur les quais. De ces hautes solitudes, il s'efforçait de maintenir son esprit « au delà du vrai et du faux » , dans la région où l'on peut observer les actes des hommes, non sans passion, ce qui serait, disait-il, fort ennuyeux, mais sans parti pris — ce qui ne laisse pas, confessait-il également, d'avoir ses inconvénients.

Gourmont dans ses mansardes me représentait exactement ce que M. Barrès appelait alors l'ennemi des lois, avec cette réserve cependant que loin de prêcher la révolte et de prendre des attitudes de libertaire, il aimait à déclarer qu'il faut obéir à la loi, « et avant même qu'elle n'ait ouvert la bouche ! Il faut lui obéir, disait-il, comme un homme désarmé obéit au lion qui lui barre le sentier : il faut grimper à l'arbre. » Lui grimpait hâtivement ses cinq étages, en déclarant à ses amis : « Ce n'est pas la loi directement qui me fait peur, c'est le prétexte qui permet aux hommes de l'appliquer. « Les lois humaines lui faisaient l'effet « d'un piège à loups ». Il pensait au piège et marchait à pas de loup dans la vie, ne désirant que « vivre calme et dissocier ou réintégrer des idées dans la paix de son cœur » ...

Une telle attitude comporte beaucoup moins de sagesse profonde qu'elle ne s'en donne l'apparence. Tout ce nihilisme suppose moins de compréhension et de courage intellectuel qu'on l'imaginait il y a trente ans. Il est bien démodé. S'il n'y avait que son profond scepticisme pour faire vivre la mémoire de Remy de Gourmont, elle serait fort en péril, et je ne me permettrais point de l'évoquer dans le Gaulois.

Mais l'auteur de La Culture des Idées dominait ses propres négations, s'élevait au-dessus de l'anarchie qu'il professait et dont il voyait la faiblesse. Entre la Vie et l'Utopie, c'est tout de même pour la Vie qu'il optait ! Et cette option le tirait de son nihilisme, le réconciliait avec la tradition, avec tout ce qu'il tenait de sa race de grands serviteurs du pays, les grands imprimeurs lyonnais. Comme il se souciait fort peu des contradictions, en toute occasion où l'avenir de son pays et de la civilisation lui paraissait en jeu, il se prononçait avec une fermeté extrême, et affichait un nationalisme aussi farouche qu'un Barrès ! « D'abord, déclarait-il, il faut tenir à la pureté de la fontaine où l'on boit ! »

Alors qu'il était de bon ton sur la montagne Sainte-Geneviève, voire dans quelques salons des plus élégants, de glorifier l'internationalisme, lui écrivait : « Il est du devoir d'un individu de cultiver sa personnalité, de la développer dans tous les sens qui ne sont pas antisociaux, de la pousser à bout. C'est aussi le devoir d'une nation de cultiver sa nationalité. Il faut être durement et cruellement nationaliste. » C'était le temps où il proclamait « les Monod peints par eux-mêmes », de M. Charles Maurras, « un des grands livres de notre époque », où il apportait à la thèse des Déracinés de M. Barrès l'appui de sa critique : « La personnalité diminue, notait-il dans ses Epilogues, à mesure que l'homme s'éloigne du sol qui a nourri ses ancêtres... Quitter son milieu, c'est se perdre et se condamner à la dégénérescence... Oublier les paroles de son enfance pour un jargon appris, c'est plus que se déraciner ; c'est se désorbiter, perdre cette notion du centre qui a fait qu'un égarement n'est jamais irrémédiable ! »

Et voilà le secret de la supériorité de Remy de Gourmont sur tous ces sceptiques, ces anarchistes de littérature et de salon que nous avons vu briller sans laisser aucun éclat sur leurs traces ! Lui n'a jamais perdu cette « notion du centre », et c'est pourquoi ses égarements mêmes n'ont rien d'irrémédiable... C'est de ce « centre » qu'il jugeait toutes choses et d'où sa critique prenait son essor.

Dans son nationalisme, Gourmont était inébranlable. Je l'ai constaté, et pourtant je n'ose point parler de solidité à propos de sa pensée, tant elle était fluide et mouvante. Mais dans ses reflets, dans ses irisations, il était impossible de ne pas reconnaître les couleurs françaises ; et leur charme opérait.

La séduction que Gourmont exerça sur nous venait surtout de son style. Mais le style est dans une étroite dépendance de la sensibilité. « Nous écrivons, disait-il lui-même, comme nous sentons, comme nous pensons, avec notre corps tout entier. » Peu d'hommes dans notre siècle ont parlé comme lui la langue française ! Il était grammairien avant d'être philosophe. Il connaissait toutes les ressources de l'instrument qu'il maniait avec une inimitable dextérité. Il a la grâce, il a la souplesse, il a la force. Son langage est viril en même temps qu'harmonieux, clair et substantiel à la fois.

Il est de mode de faire peu de cas aujourd'hui de ce qu'on appelle l'écriture. Le style est important, si l'art est important, si la civilisation est importante. Pour Remy de Gourmont, la civilisation c'était l'essentiel : son atmosphère, l'ensemble des conditions sans lesquelles sa vie eût été désorientée. Il la défendit courageusement et quotidiennement contre les barbares. C'est son plus beau titre de gloire. Il faudra le rappeler devant son monument.

Lucien Corpechot

[entoilage : Lucie Couillard, Terminale littéraire, 01/02/01]


3. Souvenirs d'un journaliste, tome I, Librairie Plon, 1936

TABLE DES MATIÈRES

I. AUTOUR DU « MONITEUR UNIVERSEL »

Une vocation. – L'Affaire déterminante. – Le monde orléaniste : le duc d'Aumale. – Le comte de Luçay. – Du Faubourg Saint-Germain aux tropiques. – Dans la fournaise. – Une campagne pour l'armée. – Le général Marchand. – La fin d'un journal conservateur.

II. AUTOUR DU « SOLEIL »

Les frères Hervé. – Numa Baragnon. – Kermaingant. – La Maison du Baigneur. – Une expérience difficile. – Sabran, Aubry-Vitet, Paul Bézine. – Une campagne contre les erreurs scolaires et les mauvais instituteurs.

III. « LE GAULOIS »

L'étonnante figure d'Arthur Meyer. – Ses origines – Son ascension. – Le boulevard. – Les duels. – Le boulangisme. – Le duc d'Orléans. – Le directeur. – Une formule de journal. – Peu de puissance de la presse.

IV. « LA REVUE DES IDEES »

René Quinton. – La Biologie. – Les lois de constance. – La thérapeutique marine. – La Ligue nationale aérienne. – La morale des héros. – Les Maximes de guerre.

V. « LA REVUE DES IDEES » (Suite)

Rémy de Gourmont. – Un aristocrate. – La dissociation des idées. – Au service de la Civilisation. – Contre les Utopies. – Le nationalisme littéraire.

On conçoit quel animateur fut Quinton pour la Revue des Idées. Il l'imaginait en causant avec Édouard Dujardin, avec Rémy de Gourmont, avant que nous ne la rédigions. A cette rédaction Gourmont apportait une expérience acquise au Mercure de France, une culture étendue et une intelligence si large qu'elle était capable d'embrasser toutes les contradictions.

J'ai rencontré peu de personnages aussi secrets, aussi énigmatiques, aussi attachants que Rémy de Gourmont. Quand je l'ai vu pour la première fois dans l'été de 1902, il pouvait avoir quarante-cinq ans, mais déjà il n'avait plus d'âge. Un lupus lui avait rongé le visage et cette disgrâce semblait l'avoir à tout jamais écarté du monde, enfermé en lui-même. Il vivait sous les toits, rue des Saints-Pères, dans un appartement auquel d'innombrables livres faisaient la plus noble tapisserie. Est-ce parce que Gourmont ne se tenait dans ces pièces que pour travailler, lire ou rêver, mais ces modestes chambres au plafond bas, au carrelage inégal, dépourvues de tout luxe, de tout confort, donnaient l'impression d'un raffinement, d'une délicatesse particulière.

Vêtu d'une houppelande de velours noir ou d'une robe de bure, coiffé d'une calotte de moine, assis dans un fauteuil d'osier, derrière une table chargée de paperasses et de livres, Gourmont, malgré sa laideur, sa parole hésitante et embrouillée, laissait paraître une distinction qu'il tenait à la fois de sa lignée qui était ancienne, de sa sensibilité qui était fine, et du beau commerce qu'il entretenait avec les représentants les plus subtils de la haute humanité.

Cet homme condamné à demeurer dans la poussière des livres n'avait rien du rat de bibliothèque, ni du pédant, ni aucun des travers qui poussent aisément les idéologues aux extrémités de la sottise. Il était dans ses mansardes le grand seigneur des vastes domaines intellectuels, au milieu desquels il promenait librement son imagination agile.

Par goût de l'évasion, et aussi pour que ses chats pussent commodément sauter de la gouttière sur sa table, il laissait le plus souvent ouverte la petite fenêtre qui éclairait son bureau et son œil pouvait suivre entre les toits, sur le ciel fin de Paris, les nuages que le vent emportait au loin.

De ces hautes solitudes Gourmont s'efforçait de maintenir son esprit « au delà du vrai et du faux », dans la région où l'on peut observer les actes des hommes, non sans passion, ce qui serait, disait-il, fort ennuyeux, mais sans parti pris, ce que Flaubert appelait : « Du point de vue d'une blague, supérieure. »

En ce temps-là nous vivions déjà entre des fanatiques d'une Vérité, ornée comme la Justice, d'une superbe majuscule.

— Qu'est-ce que la vérité ? se demandait à lui-même Gourmont.

Un jour il répondait : « Une statue d'ombre », un autre jour : « Le doute tempéré par le mépris...  » Quand il pensait en historien, il déclarait : « La vérité, c'est ce qui a triomphé. »

Si l'on paraissait tenir un peu trop à quelque lieu commun, il vous demandait :

– Seriez-vous possédé de l'horrible manie de la certitude ? Prenez garde ! C'est un état qui conduit soit à l'anéantissement, soit à la haine et au fanatisme. Jadis on considérait la certitude comme une maladie essentiellement populaire. Mais aujourd'hui le monde est devenu peuple et il a besoin de croyances ! Oh ! il n'est pas difficile sur leur qualité. Tout ce qui pense en troupeau se délecte aux relavures dont Carlyle engraissait ses cochons !

Sa pensée fluide ne pouvait rester prisonnière d'aucune digue. Elle était toujours en mouvement. Elle avait des flux et des reflux. Gourmont ne craignait pas de se contredire. Il s'en vantait même, comme s'il croyait ainsi suivre plus fidèlement la complexité de la vie et peut-être cachait-il dans cet aveu une assez terrible ironie...

Il y a deux manières de penser, a-t-il écrit dans une de ses préfaces ; ou accepter telles qu'elles sont en usage les idées et leurs associations ou se livrer pour son compte personnel à la dissociation de ces vieux couples et à de nouveaux mariages, et c'est un jeu plus savoureux...

Jouer ! Je crois bien que ce fut toute la raison d'être de Gourmont après que son infirmité l'eut retranché du monde, mais je ne suis pas sûr que ce ne fut pas au fond de lui-même jeu de désespéré...

En apparence il jouait avec les concepts, comme d'autres, avec des cartes, font des « patiences « pour combler le vide des longues soirées solitaires. Il passait les siennes à séparer les images unies par un long usage et à découvrir des rapports imprévus entre les idées. Il remaniait leurs associations, les ordonnait de façon neuve et particulière. Elles évoluaient dans son cerveau selon des méandres inattendus dont il est difficile de suivre la direction générale. Et cette difficulté augmentait encore son isolement. Entre lui et ses contemporains le malentendu était quotidien.

S'étant exprimé, un jour, avec désinvolture sur l'idée de revanche et ayant été de ce fait écarté des fonctions qu'il exerçait à la Bibliothèque nationale, il fut aussitôt acclamé et félicité par la petite bande des intellectuels, de son « antipatriotisme ». Ce fut rue des Saints-Pères une belle colère. «  Me croire capable, s'écriait-il, de ce sentiment stupide, dont rougirait même un socialiste intelligent (1) !...  »

Un de nos amis souleva un flot d'ironie un autre jour qu'il crut pouvoir répondre à Gourmont déclarant : «  La Loi, notre tyran, n'est pas moins capricieuse que les ministres des derniers rois...  »

– Vous me faites penser à « l'Ennemi des lois !  »

– L'Ennemi des lois, moi ! quand je professe qu'il faut respecter la loi, lui obéir, avant même qu'elle n'ait ouvert la bouche ! Il faut lui obéir, monsieur ! comme un homme désarmé obéit au lion qui lui barre le sentier ; il faut grimper à l'arbre.  »

Et Gourmont remontait hâtivement ses cinq étages en nous confiant : « Ce n'est pas la loi qui directement me fait peur, c'est le prétexte qui permet aux hommes de l'appliquer.  »

Les lois, pour Gourmont, c'était quelque chose comme des pièges à loups. Il flairait le piège et marchait à pas de loup dans la vie, voulant uniquement vivre au calme et dissocier et réintégrer des idées dans la paix.

Ainsi Descartes enfermé dans son poêle et proclamant : « La première règle de morale tirée de ma méthode était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, me gouvernant en toute chose suivant les opinions les plus modérées qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. Encore qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés parmi les Perses et les Chinois...  »

Gourmont s'enfermait dans son poêle.

– Diminuer sa vie de relation, insinuait-il, est peut-être le seul moyen de vivre davantage de la véritable vie qui est la vie intérieure. Renan se souhaitait deux ou trois mois de prison de temps à autre, ou même davantage, afin d'avoir la paix et d'assurer la continuité de sa pensée. Il suffit de s'enfermer dans sa chambre ! Outre ce qu'une telle claustration a de souverain pour l'esprit, la santé physique s'en trouve du même coup renouvelée...

« La mode est depuis quelques années au plein air. Ne la suivez pas ! Je n'ai jamais observé autour de moi que les gens qui vivent dehors se portassent mieux que ceux qui vivent enfermés. Ils vivent vite et voilà tout. Mais vivre plus vite, sans plus, ce n'est pas là, il me semble, un grand bénéfice. Le calorifère qui brûle à grande marche consume plus vite le charbon qu'on lui a mesuré, voilà tout.

« Au fond la vie dans un cachot sans air, ni lumière, n'est peut-être pas plus malsaine que la vie au grand air... Songez aux prisonniers de jadis, à ce cardinal de La Balue qui passa onze ans dans sa cage, en sortit fort gaillard et reprit aussitôt l'exercice de ses méfaits, comme après avoir secoué ses pattes, un renard échappé aux pièges...

« On jouit de la solitude et du bienfait qui s'ensuit dès que l'on peut dans le silence et le repos de l'esprit s'abstraire des obligations de la vie et ne plus penser qu'à soi... »

Sur cette solitude veillait une vieille et fidèle amie, celle que dans ses livres il appelle « Sixtine ». Elle habitait dans le même corps de logis, deux étages au-dessous du sien... C'était une femme étrange dont le visage faisait penser à certains portraits de Rubens et qui portait sur une sorte de longue blouse noire un collier de perles grosses comme des œufs de mésanges. Elle ne manquait point de pittoresque. Une fois l'an, elle sentait le délire s'emparer d'elle et courait s'enfermer dans une maison de santé. Elle en sortait à peu près raisonnable. Bonne ménagère entre ses crises, elle confectionnait des petits plats très soignés selon de vieilles recettes de son pays, les Flandres, et protégeait le travail et la méditation de Gourmont. Quand un pas inconnu se faisait entendre dans l'escalier, un petit guichet s'ouvrait à l'étage de Sixtine et une voix impérieuse arrêtait l'importun.

Jean de Gourmont, beaucoup plus jeune que son frère, habitait également cette maison de la rue des Saints-Pères et entourait son aîné de dévouement.

Rémy de Gourmont a publié des Lettres à l'Amazone qui donnent l'idée d'une curieuse liaison. N'était-ce pas un autre jeu de son esprit ?...

On dit que jeune, avant d'être frappé par la maladie, il était beau et plein de séduction. Il a écrit des romans qui ont le goût de la chair. Mais quand on abordait ce sujet, il rompait la conversation.

– Nos amours, disait-il, se ressemblent toutes. Les jeux de l'instinct ne sont pas plus curieux chez Napoléon ou chez Goethe que chez ce passant qui s'en va en bonne fortune. Ce qui est intéressant chez un homme, c'est ce par quoi il diffère du reste de l'humanité...

La vraie compagnie de Gourmont, c'étaient ses livres. Il les appelait d'ailleurs « ses compagnons de silence » ! Et puis le cénacle du Mercure de France ! Ses grandes amitiés étaient là. Je ne crois pas qu'il se montrât plus expansif avec M. Alfred Vallette ou avec Mme Rachilde qu'avec nous. Mais loin d'eux, comme il en parlait avec gentillesse ! Je regrette de n'avoir pas noté ses propos sur Henri de Régnier à qui il attribuait « la rénovation du vers français ». Je me souviens de sa joie quand on lui apprit l'élection du poète de la Cité des Eaux à l'Académie...

– Puisque l'Académie persiste, s'écria-t-il, il est préférable qu'elle se hausse parfois à quelque gloire !...

Tous les soirs, vers cinq heures, Gourmont quittait la rue des Saints-Pères pour se rendre rue de Condé au Mercure. Quand Édouard Dujardin nous abandonna la Revue des Idées, que le docteur Albert Charpentier, Guy de Passillé et quelques amis en firent les fonds, Gourmont l'installa dans cette maison amie, et pria M. Alfred Vallette d'en assumer la direction administrative.

Mais nous nous réunissions toujours dans les mansardes de la rue des Saints-Pères pour aider Gourmont à confectionner le numéro et nous nous y plaisions infiniment. La science y prenait des ailes. Quinton en parlait avec lyrisme, Georges Bohn avec finesse, Van Gennep d'une façon un peu mystérieuse et romanesque, Jules de Gaultier en grand philosophe. Quant à Gourmont, son esprit à facettes luisait à toutes les rencontres de sa pensée avec les documents que lui apportaient ses collaborateurs.

Rien ne ressemblait moins à un travail que l'élaboration de cette revue. Nous ne quittions guère le ton de la conversation. Mais dans quelle conversation ai-je jamais retrouvé par la suite une telle altitude ?

Gourmont était un aristocrate : il donnait du ton et du style à tout ce qu'il touchait. Aristocrate, il l'était certainement par sa naissance, par son éducation, par sa culture, par son mépris pour ces sottises oratoires et sonores qui sont l'évangile de la démocratie, par son dédain des idées reçues, son amour du beau, par ses préférences intellectuelles. Je me suis toujours demandé ce qui lui avait manqué pour laisser dans nos souvenirs une image d'une parfaite noblesse comme ont pu nous en imposer quelques hommes qui n'avaient pas sa distinction d'esprit.

M. Charles Maurras m'a subitement éclairé un jour que, nous promenant sur l'Esplanade du château de Versailles, nous évoquions les fantômes de notre jeunesse :

– Rémy de Gourmont, me dit-il, n'avait pas le goût de servir.

C'est vrai ! Et servir c'est la marque même de la noblesse.

Mais comme tout se présente sous forme de contradiction quand on pense à Gourmont, il faut cependant reconnaître qu'il était profondément, instinctivement attaché à un service : celui de la civilisation. Ce mot-là revient fréquemment sous sa plume. Il était plus souvent encore dans sa bouche. On lui demanda un jour de le définir. Il avoua que ce n'était pas facile.

– La civilisation, dit-il, c'est tout ce qui m'est nécessaire ou utile pour vivre ; c'est une facilité, une sécurité ; c'est l'ensemble des conditions auxquelles m'a façonné l'histoire et sans lesquelles ma vie, il me semble, serait désorientée.

« Une civilisation parfaite fonctionnerait si bien qu'on ne s'en apercevrait pas, de même qu'à certains jours de l'année il n'y a pour ainsi dire pas de température, l'air est insensible, on ne saurait dire s'il existe, il ne nous communique ni froid, ni chaud, ni lourdeur. La civilisation serait pour notre activité quelque chose de pareil et d'aussi immatériel, d'aussi fluide. »

Puis se reprenant :

– Une civilisation parfaite ne se définit pas plus qu'elle ne se sent. Elle n'est sentie que lorsqu'elle fléchit.

« Nous somme privés de la nôtre, ici ou là, plus ou moins, chaque fois qu'un des rouages de la machine grince et comme il y a beaucoup de roues, de dents, de joints, elle grince souvent. Quand on a comme en notre époque la tête cassée par quelques grincements formidables de la machine, on s'aperçoit de sa délicatesse ! On voudrait à toute force la protéger. Certaines maladresses dans son maniement, bénévoles pour les uns, épouvantent les autres. On voudrait montrer aux imprudents qu'elles ont des conséquences graves pour tous et pour eux-mêmes d'abord. »

Gourmont a développé ces idées dans quantité d'Epilogues du Mercure de France. Je me souviens avec quelle chaleur il me les exposa un après-midi de printemps que je le rencontrai sur le quai d'Orsay. Il était attiré sur les quais par cette bibliothèque champêtre qu'y ont organisé les bouquinistes et aussi par les peupliers qui bordent les rives de la Seine. « Ce sont, disait-il, les plus beaux arbres de Paris. »

Ils faisaient ce jour-là une grande ombre bleue sur la berge, et Gourmont disait :

– Ne devraient-ils pas être sacrés ? Ils représentent dans notre ville de pierres un peu de beauté libre et tout l'effort d'une sève puissante. Eh bien ! les services municipaux les guettent. On ne les vendra pas cher, car le bois de peuplier n'est pas bon à grand'chose. Mais on se donnera la joie sauvage de ravager toute une région de Paris méthodiquement. On l'enlaidira selon les dernières données de la technique. Enfin on aura la joie d'expulser des bords de la Seine la littérature en plein vent que l'on tolérait jusqu'ici comme une concession nécessaire au goût perverti de malheureux enclins à préférer la compagnie des livres à la compagnie des hommes. »

L'émotion, la colère, accentuaient encore son bégaiement. Son lorgnon quittait ses yeux, ses mains écartaient le foulard blanc qui entourait son cou.

Ce plaidoyer fut entendu, sinon des édiles, du moins des dieux qui veillent sur Paris. Les peupliers ont été épargnés ; et de Notre-Darne au pont de Solférino les bouquinistes continuent à garnir de leurs étalages les parapets de granit. Ce sont les acheteurs qui se font rares, car, parmi les nouvelles générations le goût des vieux livres se perd, et il n'y aura bientôt plus pour les aimer que leurs marchands qui, ne les vendant plus, les lisent en se chauffant au clair soleil du printemps, devant la perspective du Louvre.

Si l'on me demandait comment Gourmont, malgré cette indépendance farouche et ce côté rétif et indiscipliné, qu'a discerné Maurras dans sa personnalité, a servi la civilisation je ne me contenterais pas de dire : en écrivant de très belles pages de pure langue française, je me permettrais de rappeler la verve, l'ironie qu'il a employées à chasser les nuées en isme du ciel démocratique : le jacobinisme, le socialisme, le parlementarisme, l'anticléricalisme, le pacifisme, l'internationalisme, le scientisme, le progrès des lumières et l'instruction intégrale.

Gourmont avait pris un plaisir extrême à un travail de librairie que lui avait demandé le Mercure : un choix des meilleures pages de Rivarol. C'était dans l'admiration de Rivarol que nous avions communié et c'est d'elle que notre amitié est née. Non seulement Gourmont s'était épris de cet admirable écrivain, de cet esprit d'une logique et d'une pénétration rares, mais en lisant, en annotant le Journal politique national, il sentait croître son courroux contre la Révolution et la stupidité de ses destructions.

– On ne peut pas imaginer, sous une apparence de despotisme, disait-il, un pays moins tyrannisé et peut-être moins gouverné que ne l'était la France, régie comme elle se trouvait à la veille de la Révolution, par le fédéralisme administratif de l'Ancien Régime.

« L'absolutisme de Louis XV était de pure forme. La littérature (au sens le plus vaste) de ce temps témoigne d'une audace d'esprit et d'une liberté de mœurs que la République d'aujourd'hui tolérerait à peine.

«  La Révolution, poursuivant, des biens imaginaires aux dépens des biens réels, a détruit cette facilité. Elle a voulu faire des lois qu'elle croyait parfaites et comme elle n'arrivait pas à les établir, elle s'en est pris aux hommes de la résistance des choses et elle a été conduite aux dernières violences, aux pires tyrannies...

« En 1789, la France entière se persuada qu'elle venait d'entrer dans l'ère du bonheur universel. Les brutalités de la Révolution ne furent pas autre chose que la colère d'un enfant déçu. »

J'ai le souvenir que vers 1903 ou 1904, un de nos dirigeants présidant je ne sais quelle distribution de prix avait raconté aux écoliers « qu'il y avait en France, autrefois, un régime si abominable qu'un prince du sang pouvait pour rien, pour le plaisir, simplement pour voir s'il visait bien, tirer sur un couvreur qu'il voyait sur un toit et l'abattre comme un gibier « Écœuré, Gourmont publiait le morceau dans le sottisier du Mercure, en s'écriant : « Quel style et surtout quel aveu ! Quelle éducation il a reçue le malheureux ! Sent-on assez la haine traditionnelle du religionnaire contre la royauté créatrice de la France... »

Le mot de religionnaire est caractéristique sous la plume de Gourmont, car il voyait surtout la Révolution sous la forme d'une explosion de fanatisme. « La Révolution a découvert un talisman pour faire le bonheur des hommes, une Vérité : la Souveraineté du Peuple. Pour la faire reconnaître, elle allume des bûchers et pour la faire adopter elle dresse des échafauds. Qu'elle opère en Angleterre ou en France, elle procède aux sacrifices qui font partie de son culte. En Angleterre, elle brûle la maison et les manuscrits de Harvey; en France, elle abat la tête de Lavoisier. Les révolutionnaires maudissent l'inquisition, mais les hommes grossiers, qui l'incriminent, l'ont beaucoup dépassée en cruauté et en obscurantisme inconscient. Ils brûlèrent et tuèrent, sans savoir au hasard, incapables d'ailleurs de soupçonner ce qu'il y avait dans les papiers de Harvey et dans la tête de Lavoisier...

« La Révolution, disait encore Gourmont, a rendu le monde inhabitable. Elle a eu des effets de recul surtout physique en émancipant des énergies brutales qui exigent, pour être contenues, la dépense de plus de la moitié de la puissance intellectuelle dont dispose l'humanité. Serrés depuis 1789 entre le capitalisme et le collectivisme, les hommes haletants ne se regardent plus qu'avec angoisse... »

Et il ajoutait : « La Révolution française, sans le faire exprès, a créé deux choses qui sont aujourd'hui en abomination à ses enfants : le militarisme et l'aristocratie de l'argent. »

Avec Rivarol encore, Gourmont poursuivait la fameuse Déclaration des Droits de l'Homme de sarcasmes. J'ai conservé une page du Mercure de France qui avait fait scandale. La voici :

« M. Buisson, l'un des représentants les plus autorisés de la théologie politique, a fini par l'avouer : la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen n'est qu'une version laïque de l'Évangile, où le mot âme est remplacé par le mot homme. La formule est parfaite ; elle contient, en ses quelques paroles, la meilleure critique que l'on puisse faire de cette déclaration fameuse. Les constituants, en effet, traitèrent de l'homme à peu près comme les théologiens traitent de l'âme. Il s'agit d'un homme sans étendue, sans épaisseur, sans poids, sans lien avec la terre, de l'homme abstrait, de l'âme. C'est en ce sens qu'ils ont pu dire : tous les hommes sont égaux... »

Gourmont m'avait demandé de présenter aux lecteurs de la Revue des Idées son Rivarol et entre tous les passages qu'il m'avait signalés, celui-ci était souligné avec le plus de force :

« Et d'abord, au lieu d'une constitution et d'une législation dont la France avait un si grand besoin, ils annoncèrent hautement qu'ils allaient faire une déclaration des Droits de l'Homme, c'est-à-dire qu'avant de nous donner un livre nécessaire, ils voulaient faire une préface dangereuse. Ils se considérèrent dans leur maison de bois, comme dans une autre arche de Noé, où il leur sembla que la terre était au premier occupant et qu'ils pouvaient la partager à un nouveau genre humain. Ils déclarèrent donc à la face de l'univers que tous les homme naissaient et demeuraient libres ; qu'un homme ne saurait être plus qu'un autre homme, et cent autres découvertes de cette nature qu'ils se félicitaient d'avoir révélées les premiers au monde... »

En marge, Gourmont avait dessiné des signes qu'on pouvait appeler des points d'admiration, et écrit à l'adresse des Constituants :

« Bigots d'une autre sorte, ils croient au mystère de la Liberté, au mystère de l'Égalité, comme d'autres  au mystère de l'Incarnation.

« Chaque fois que l'abstraction est devenue le guide de l'humanité la civilisation a dévié, et s'est abaissée  !  »

Il était déjà de bon ton de se déclarer socialiste. Gourmont regimbait :

« Mes instincts s'y opposent, s'écriait-il. Je n'ai pas plus de goût pour une pâtisserie nationale que pour une cordonnerie nationale. Je mourrai parmi les derniers défenseurs de la Liberté. Les congrégations n'ont rien qui me séduise. Qu'elle soit religieuse, ouvrière ou politique, l'association est le groupement des paresses et des bêtises, contre l'intelligence et l'activité. La force d'une association, c'est toujours le vœu d'obéissance. La religieuse est moins docile que l'ouvrier syndiqué. Ah ! la bonne pâte d'hommes et comme ils marcheraient si leurs chefs nétaient pas de si pâles caporaux. Déjà, ils marchent au vote, ils marchent à la faim, au travail ou à la danse, avec cet entrain qui a fait la réputation des oies sauvages.

« Leur crédulité est sans limite. Les prophètes qui les endoctrinent peuvent changer, les uns mourir au bagne et les autres au Sénat, c'est toujours le même sermon sur la montagne, les mêmes mensonges, les mêmes âneries !... Comme on va être heureux un de ces jours, définitivement heureux ! Le moyen ? Très simple. Il suffit de proclamer la République sociale. Il paraît que ces deux mots signifient justice-égalité et que justice-égalité c'est le nom d'une inépuisable fontaine de délices. Un, deux, trois, quatre... tous les chiffres sont égaux entre eux, comme dit la Déclaration des Droits de l'Homme !... »

La sorte d'admiration qu'un Barrès lui-même professait pour l'éloquence de Jaurès le stupéfiait : « Ils appellent Jaurès un penseur ! S'il pense, cet homme, qui a toujours l'air de rouler entre ses doigts un chapelet de coco, c'est avec sa barbe, comme les Capucins ! »

Gourmont avait relevé dans un recueil de harangues, récemment mis au jour, cette exclamation de Jaurès : « Bâtissons une nouvelle Église, la grande Église socialiste ! »

Fut-il jamais pensée plus hardie, plus pieuse aussi ? demandait-il.

« L'éloquence, c'est facile ! On peut faire dire aux mots presque tout ce qu'on veut ! Mais la réalité est rétive. Les mots du discours n'ayant que des rapports illusoires avec la réalité, quand on se met à vouloir transporter dans la vie pratique un programme purement verbal, les moyens d'exécution se dérobent.

« Il est possible que Jaurès et les agitateurs socialistes excitent une révolution, mais nulle d'entre ces grandes intelligences ne peut prévoir ce qui en sortira. D'après les expériences historiques après une période d'une dizaine d'années de misère universelle, il n'en sort généralement rien. L'accès de fièvre passé, l'organisme reprend sa vie où il l'avait laissée et il continue son inévitable évolution...

« Votre chère comtesse de Noailles tient Jaurès pour un grand homme ! Mais quand la sociale aura tout chambardé, quand elle aura posé comme limite suprême de l'intelligence la mentalité d'un syndiqué, quand elle aura détruit toute grâce, toute élégance, tout raffinement, quand elle aura enfin, immoralité parfaite, moralisé tous les sentiments, que restera-t-il au poète à aimer et à chanter ? Rien du tout.

« Si le rêve socialiste se réalisait, Paris serait Belleville ou Charonne. Grand merci !... »

Notre solitaire n'avait pas plus d'admiration pour nos grands parlementaires que pour les petits Attilas du drapeau rouge. En 1902, il écrivait : « Le gouvernement des orateurs est le gouvernement des hommes qui ne pensent que lorsqu'ils parlent. C'est un des types inférieurs de l'humanité civilisée, un de ceux par lesquels elle se relie clairement aux États sauvages. Chez les Iroquois comme chez les Natchez aucune décision n'était prise qu'en assemblée parlementaire. En Afrique, un des supplices des voyageurs parmi les peuplades hospitalières, c'est la palabre...

« En Angleterre, le système n'est qu'une manifestation traditionnelle des mœurs, il peut être sans danger. Pris au sérieux, il conduit un pays à la déliquescence en éliminant peu à peu des affaires et des fonctions tout homme mal doué de psittacisme, toute intelligence digne, dédaigneuse du bavardage, tout esprit apte aux longues réflexions et aux déductions rigoureuses. Pris au sérieux, il confère à chaque député une valeur nominale qui se change dans la pratique en autorité et en influence. »

Quels Prolongements cette dernière phrase ne trouve-t-elle pas dans les scandales au milieu desquels le régime s'effondre aujourd'hui ?

Mais déjà Gourmont, en 1902, tenait le parlementarisrne pour condamné et l'éloquence parlementaire pour une survivance ou une régression.

Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'était dupe d'aucun des lieux communs du bavardage politique. Le progrès qui servait encore de thème à tant de déclamations lui paraissait un de ces spectres malfaisants qui troublent le labeur des hommes sérieux.

« L'idée du progrès en soi, affirmait-il, est une inanité. Ce que vous appelez un progrès n'est qu'un changement. Mais le changement peut comporter une perte aussi bien qu'un accroissement. D'autre part, le nombre des combinaisons, illimité verbalement, est limité réellement ; d'où le retour sous le nom de nouveautés d'états anciens. Savez-vous que la civilisation, tout en croyant progresser, pourrait rétrograder lentement vers un état ancien, sans que les hommes en eussent conscience ?

« Quant à lier l'idée de progrès à celle du bonheur social, du bonheur universel, c'est aller de nuée en nuée. Les démagogues ont remplacé par cette chimère la vieille notion du Paradis terrestre. C'était une invention d'une astuce merveilleuse. Les hommes, pendant des siècles, n'en avaient pas demandé davantage. Cependant l'espérance, comme si elle était tissée de matière et non de rêve, a des limites d'extension. Le fil a cassé. L'un des bouts est remonté si haut qu'on ne l'a jamais revu, celui qui traînait à terre les socialistes l'ont saisi et rajusté à une autre idée : décidément le paradis futur est terrestre et non pas céleste, il se réalisera très prochainement dans le temps et dans l'espace.

« Cette promesse est une grande imprudence sociale. Depuis cette époque, le peuple attend et ne voit rien venir.

« Il ne voit rien venir parce qu'il n'y a pas d'état réel de bonheur ou de malheur social ; il y a des représentations d'un état social inconnaissable réellement. Quant aux individus, quelle que soit leur condition, on ne les voit heureux que rarement et pour peu de temps. Le bonheur est un état qui ne peut ni se prévoir, ni s'ordonner, ni se fixer. Sa propre durée le détruit. Même traités de plus en plus favorablement les hommes ne sentiraient pas cette progression. La moindre souffrance présente domine et annihile toutes les joies passées. Le parvenu ne jouit pas du pain blanc en songeant à la masure où il grugeait des pommes de terre. Il le mange en se plaignant qu'il est mal cuit. Tout le monde sait par expérience qu'un besoin satisfait est aussitôt remplacé par un autre besoin... »

Aux grandes rêveries sur le bonheur universel les zélateurs du progrès ont marié cette autre utopie : la paix perpétuelle par le désarmement.

« Est-elle possible, se demandait Gourmont, cette grande paix internationale qu'une conférence sous les arbres de La Haye fait semblant de préparer pour le monde. Il m'est difficile de le croire et cela pour des raisons exclusivement historiques et scientifiques. On ne doit pas supposer que l'espèce humaine puisse modifier sa mentalité, pas plus qu'elle ne peut renoncer à ses habitudes physiologiques. L'homme fera toujours la guerre parce qu'il l'a toujours faite. Pour concevoir une humanité sans guerre il faut d'abord concevoir une humanité sans colère, sans orgueil, sans passions, uniquement vouée à paître. Si cette humanité était possible, les hommes ne seraient plus des hommes ; il s'agirait d'une espèce animale tellement modifiée que nul ne peut la concevoir. Cela est absurde... »

Et le sage ajoutait :

« Il n'est question d'ailleurs à la Conférence de La Haye que de la paix internationale. On suppose que les guerres de peuple à peuple éclatent déterminées par une volonté consciente. Cette croyance est enfantine. Il y a bien d'autres guerres et d'abord la guerre civile. Le besoin de se battre est si fort dans l'homme que dénué d'ennemis véritables, il s'en crée aussitôt de factices parmi ses frères et ses proches : bien établie, la paix internationale aurait pour inévitable corollaire la guerre civile en permanence. Si nous y avons échappé ces dernières années, c'est précisément grâce à l'existence d'une formidable armée toujours prête à marcher à l'intérieur aussi bien qu'à l'extérieur. Nulle révolution n'est possible en un pays où tous les hommes valides sont des esclaves qui doivent obéir à toute réquisition sous peine de mort !

« Les socialistes révolutionnaires qui, pour le reste ont des cerveaux d'enfants de treize ans, n'ignorent pas cela; aussi souhaitent-ils un désarmement qui délierait à leur profit le faisceau de la force... »

La conclusion pratique de Gourmont, qui n'était pas homme à considérer le service obligatoire, la caserne et les grandes manœuvres comme le dernier mot de la civilisation, était très nette ; la voici :

« Selon l'état actuel de l'Europe et du monde, une armée est nécessaire dans un grand pays comme une brigade de gendarmerie dans un canton ; les gens qui ne sentent pas cela sont évidemment nés en dehors des frontières de l'intelligence ; ceux qui le sentent et qui passent outre sont mus par des motifs qu'il serait sans doute indiscret d'approfondir. »

Il n'est pas sans intérêt de noter que Gourmont écrivait les Epilogues dont je cite cette déclaration au moment où l'Europe à La Haye jouait encore à la bergerie, où les âmes sensibles déclaraient la guerre à la guerre et où les dreyfusards poursuivaient la ruine de notre état-major tandis que les Anglais en finissaient avec les Boers, que les Boxers ensanglantaient la Chine et que les Japonais battaient les Russes.

Alors notre sceptique reprenait :

« Etant un animal tout soumis à l'expérience, humble sous les lois de la nature, je me vois à mon grand regret forcé de considérer les « pacifistes « tels que des utopistes analogues à ceux qui rêvent d'entrer en conversation avec les Martiens, ou d'abolir la douleur (donc le plaisir), ou d'augmenter l'intelligence en multipliant les écoles primaires.

« L'humanité songe, croyant qu'un songe doit éclore à force d'être songé, comme un œuf à force d'être couvé...

« On désire la paix, on désire être tranquille et même heureux, et après ? Quelle influence sur la marche totale des événements peuvent avoir les désirs ? La paix ? On la possède quand on peut l'imposer. »

Et comme les pacifistes continuaient leurs homélies, comme les antimilitaristes redoublaient de violence dans leurs attaques contre l'état-major, Gourmont demandait :

« Y a-t-il vraiment en France des « militaristes », c'est-à-dire, si les mots ont un sens, des gens partisans de la suprématie de l'armée, du gouvernement par l'armée ? Il y en a eu. On n'en trouverait plus un seul, peut-être même parmi les officiers. S'il s'agit de convaincre l'humanité de l'inutilité des armées et des flottes de guerre, ce n'est pas à nous qu'il faut s'adresser mais à l'empereur allemand et à M. Chamberlain. Cette idée de lion malade : se faire rogner les griffes et les crocs pour engager le tigre à en faire autant et le taureau à raser ses cornes ! Prends garde lion, le tigre va te manger la cervelle et le taureau va t'ouvrir le ventre.

« Quant à supprimer la guerre, on peut aussi songer à redresser l'écliptique et obliger la lune à éclairer en plein toutes les nuits... Fourier y avait songé...

« On peut tromper les masses avec quelques chaleureux mouvements d'idéologie sentimentale, cela ne saurait incliner aux actes décisifs les hommes qui ont la responsabilité de la vie réelle des peuples... En appeler à la justice au nom du droit ? Ces termes de plaidoirie n'ont plus aucun sens dès qu'on les emploie hors du milieu qui leur assure une sanction.

« Il n'y a de droit contre la force que la force elle-même.

« Soyez bons, compatissants, justes, mais sachez que c'est un luxe que vous ne pouvez vous permettre qu'à la condition d'être en même temps très forts. Soignez la thermique de vos sentiments ; soignez aussi votre force. »

Ces propos que Gourmont tenait à ses amis, il les a consignés dans les Épilogues qu'il écrivait chaque quinzaine pour le Mercure de France. On les retrouvera à peu près ; textuellement imprimés dans quatre petits volumes qui rappellent en plus d'une page le dictionnaire philosophique de Voltaire.

Ils montrent combien l'auteur de la Culture des Idées s'écartait de ces intellectuels qui menaient alors un tel tapage autour de l'affaire Dreyfus. Gourmont ne s'imaginait pas que la société dût se fonder sur la logique, il reconnaissait qu'elle repose en fait sur des nécessités antérieures et étrangères à la raison individuelle. Il était protégé de cette espèce d'ivresse qui s'empare des intelligences exclusivement adonnées au jeu des idées, par sa conception on peut dire sensualiste de la vie, par son amour tout matériel, tout sensuel du sol et de ce qui est né du sol : race, mœurs, monuments, art, littérature, tradition.

« Les idées abstraites, se plaisait-il à déclarer, sont malsaines pour les cerveaux vulgaires qui en demeurent suffoqués. »

Dans la grande querelle qui divisait alors la France, il professait une sorte d'agnosticisme où il y avait de l'indifférence, du dégoût et de la pitié.

« J'aime bien, disait-il, la justice et la vérité, mais à condition qu'on n'en parle jamais, parce que je n'y crois guère et si je n'ai pas une confiance infinie dans les conseils de guerre, je ne crois pas davantage à la sérénité des robes rouges. »

Il subit l'assaut répété des partisans de Dreyfus qui le sommaient au nom des principes de prendre rang parmi eux.

« Les principes, répondait Gourmont, ils aboient jour et nuit. La France n'en dort plus. Pourra-t-elle vivre longtemps ainsi, telle une hallucinée que harcèle sans miséricorde la voix de l'invisible : justice, vérité, justice ? Il est à craindre qu'elle ne tombe volontiers pâmée de reconnaissance aux pieds du marchand de sable qui lui promettra le sommeil; car il faut que les peuples dorment aussi de temps en temps, s'ils veulent vivre. N'importe quel opium pourvu que nous n'entendions plus les cris des rhéteurs de la morale. »

Comme un illustre Professeur à la Sorbonne voulait l'entraîner dans une protestation contre les conseils de guerre, Gourmont répondit :

— L'armée, et par ce mot j'entends le corps des officiers exclusivement, est un monde à part, quelque chose de plus, une société à part... Outre des costumes particuliers elle a ses usages, ses règles, ses lois spéciales. C'est plus qu'une corporation, c'est un ordre, et qui a conservé quelques traditions des anciens ordres militaires. En entrant dans cet ordre, l'officier prononce un vœu, le vœu d'obéissance. Autant et plus qu'un moine il fait abandon plein et entier de sa volonté. Ses droits politiques sont fort restreints, ses droits sociaux sont diminués, enfin sa liberté civile est rognée au point qu'il ne peut ni faire imprimer un écrit, ni sortir de France sans permission. Je crois que le seul avantage que recueille l'officier en retour de ces dures restrictions est le secours d'une camaraderie puissante et de même qu'il est tyrannisé, il est protégé par l'esprit de corps.

« Les lois de cette société particulière sont inscrites dans le code militaire et appliquées par les tribunaux militaires. Le conseil de guerre s'il ne jugeait que des officiers, c'est-à-dire des hommes qui se sont mis volontairement sous sa juridiction, devrait être reconnu tel qu'une institution idéale : un homme jugé par ses pairs. Il est accusé, il a été juge, il a été juste étant juge ; accusé, il ne peut soupçonner l'iniquité et l'indépendance de ses pareils. Un détail – mais d'une importance prodigieuse – m'arrêta dans le récit d'un procès en conseil de guerre. Avant le prononcé du jugement, les opinions sont recueillies en commençant par l'officier le moins élevé en grade : précaution qui témoigne d'un admirable souci de préserver l'indépendance de juges inégaux en grade et par conséquent en autorité. Dans les tribunaux civils, on sait que le président dicte presque, volontairement ou non, l'opinion de ses assesseurs : sur ce point capital, l'avantage est donc aux conseils de guerre.

« D'ailleurs je ne fais pas l'éloge d'une juridiction ; aucun tribunal ne me convient dans sa forme actuelle. J'essaie de comprendre un mécanisme. Ce mécanisme est accepté par un officier par cela même qu'il est officier, cela fait partie des obligations de la profession qu'il a choisie librement. Je trouve donc extraordinaire qu'un homme qui n'est pas officier critique d'abord le mécanisme, ensuite les jugements rendus par un conseil de guerre.

« Notez que le premier d'entre eux qui ait été soupçonné est celui qui le premier jugea un officier juif. C'est que si l'armée forme une société spéciale les juifs sont liés entre eux par une solidarité très spéciale aussi.

« Au cas d'un Français quelconque, si sa famille avait protesté, elle n'aurait pu le faire avec fruit. Il aurait fallu trop d'argent. Les gens riches et généreux sont rares. Le juif, grâce à la solidarité de la race, a trouvé immédiatement des sommes considérables, inépuisables. Des journaux ont été fondés, d'autres achetés, des tracts, des proclamations distribués dans le monde entier. »

De cette observation, le philosophe tirait une déduction qui prend aujourd'hui l'éclat d'une étonnante prévision.

« La Révolution, écrivait-il en 1899, a placé la France sous la tyrannie de l'État. Ce qu'il faut prévoir, c'est que l'affaire Dreyfus la placera sous la tyrannie de l'argent. En ces trois dernières années, l'argent a acquis une puissance qu'il ne croyait pas posséder lui-même. Il a eu le pouvoir jusqu'ici réservé à des motifs idéaux de déterminer des états de conscience. Tels qui furent pratiquement achetés agirent réellement par devoir de conviction. L'or a eu prise sur des âmes : on a vu et on verra des martyrs de la mensualité. L'or a déterminé des certitudes et l'absence de l'or d'autres certitudes identiques, étant contraires. Cette transmutation du métal en idées-forces est à noter. Sans être absolument nouvelle, elle a atteint sous nos yeux un rare degré de visibilité. La conscience humaine n'est peut-être que le témoin complaisant des actes déterminés, en dehors d'elle, mais il n'en est pas moins curieux de lui voir donner des noms de caresse à certains actes qu'elle eût en d'autres circonstances durement qualifiés. »

Tout ceci dit, Gourmont refusait de prendre parti. « Puisqu'il s'agit d'une affaire militaire, que les militaires prennent parti, moi je m'abstiens. Puisqu'il s'agit d'une affaire juive, que les juifs prennent parti, moi je m'abstiens... »

Avouerai-je que cette abstention nous choquait grandement. Nous disions à Gourmont :

« Eh quoi ! vous voyez le tort que le syndicat a fait à votre pays, à vous-même, et vous voulez rester impassible ! Vous refusez d'entrer dans la querelle parce que vous la trouvez trop violente et trop grossière. Ne craignez-vous pas d'être taxé de peu de courage ? L'ironie et le détachement que vous affectez vis-à-vis de l'un et de l'autre camp ne sont plus de saison. Cette affaire ne se passe ni en Chine, ni en Colombie, ni au quatorzième siècle, mais chez vous et vous y êtes intéressé...

– Que voulez-vous, nous rétorquait Gourmont, il m'est difficile d'acquérir une toute petite conviction, même défraîchie, même offerte au rabais sur le carreau de la presse !...

Gourmont se faisait gloire de son scepticisme. Vigny disait : seul le silence est grand. Gourmont aimait à citer ce propos, il ajoutait : seul le scepticisme est noble... Il faut loger dans l'hôtellerie de son cerveau des idées contradictoires et posséder assez d'intelligence désintéressée, assez de force ironique pour leur imposer la paix...

Voilà une paix que nous avons aujourd'hui assez de mal à concevoir et qui ne satisferait guère une jeunesse ardente qui demande à ses poètes, aux conducteurs de sa pensée, de lui faire avant tout « sentir le souffle de la vie ».

Gourmont lui-même s'effrayait à certains instants de ce qui l'enchantait à d'autres moments. « Il ne faut pas rester debout sur les sables mouvants de la pensée moins encore que sur les autres, s'écriait-il. Un esprit solide ne s'arrête pas là ; il sait qu'il s'y enliserait La vie n'est que très peu faite pour être songée, elle est faite pour être vécue... »

Affirmation sur laquelle il revenait rapidement : «  J'ai peur, reprenait-il, que cet aphorisme ne soit que du verbalisme et il me semble que je suis plus disposé aujourd'hui au moins (18 avril 1911) à dire : la vie est faite pour être pensée. Qui ne pense pas sa vie, ne la vit pas. Mais ce serait un leurre d'essayer de la penser à vide, il faut au moins une sensation initiale... Sans la sensation, rien n'est possible, tandis qu'on reconstruirait le monde sur une sensation. Tout. devient lumineux. On comprend l'histoire, les guerres, les révolutions et les inventions, l'art et la beauté qui est sa mère. »

Ce terrible homme rétorquait le lendemain ce qu'il avançait la veille. Après avoir déclaré n'avoir pas d'autres principes que celui de l'examen permanent de toutes choses, il s'écrie :

« Mais attention ! Le doute n'est pas un principe d'action ! Dans le domaine de l'action, il n'y a d'ailleurs ni vérité, ni erreur, il n'y a que des motifs d'agir. Tout est vrai qui stimule les diverses activités humaines. Il faut au peuple, et par le peuple j'entends tous les hommes qui vivent pour vivre, un catéchisme universel. Ne l'éloignez donc pas des traditions, ne riez même pas des superstitions, elles sont la marque de l'humanité. Tout n'est que croyance !...

« Mais agir, que c'est difficile ! »

De cette difficulté, Gourmont était si persuadé que faisant appel à tous mes souvenirs pour essayer de faire revivre son personnage, je ne me rappelle de lui aucune action autre que spéculative. La seule action qui lui ait vraiment plu, fut celle d'écrire. «  Écrire, disait-il, c'est exister ! »

Ce beau détachement qu'affectent aujourd'hui tant d'écrivains pour « l'écriture » lui était étranger. Quelle que soit l'importance fondamentale d'une œuvre écrite, affirmait-il cette fois sans réticence, la mise en œuvre par le style accroît son importance.

« Déprécier l'écriture, lit-on au début de son essai sur la Culture des Idées, c'est une précaution que prennent de temps à autre les écrivains nuls; ils la croient bonne, elle est le signe de la médiocrité et l'aveu d'une tristesse. Ils déclarent que leurs idées sont assez belles pour se passer de vêtements, que les images les plus neuves et les plus riches ne sont que des voiles de vanité jetés sur le néant de la pensée, que ce qui importe après tout c'est le fond et non la forme, l'esprit et non la lettre, la chose et non le mot et ils peuvent parler ainsi très longtemps car ils possèdent une meute de clichés nombreuse et docile mais pas méchante.

« Il semble que le dédain du style soit une des conquêtes de 89. Du moins, avant l'ère démocratique, il n'avait jamais été question, que pour les bafouer, des écrivains qui n'écrivent pas. Depuis Pisistrate jusqu'à Louis XVI, le monde civilisé est unanime sur ce point : un écrivain doit savoir écrire... »

Plus de scepticisme ! Aucun doute en cette matière. Aucune infatuation non plus, aucun de ces gonflements de vanité si ridicule chez le malheureux scribe qui prétend porter un message au monde chaque fois qu'il prend la plume.

Le métier d'écrire est un métier. Gourmont aimait mieux qu'on le mît à son ordre vocabulaire entre la cordonnerie et la menuiserie que tout seul à part des autres manifestations de l'activité des hommes. A part, en effet, il peut être nié sous prétexte d'honneurs et tellement éloigné de tout ce qui est vivant qu'il meurt de son isolement ; à son rang, dans une des niches symboliques, le long de la grande galerie, il suggère des idées d'apprentissage et d'outillage, il éloigne de lui les vocations impromptues, il est sévère et décourageant...

Le confesserai-je ? C'est par ce respect de son métier que Gourmont nous avait séduits tout d'abord. C'est par là qu'il tenait aux réalités. C'est par son métier qu'il se rattachait à son pays, à ses traditions, qu'il était à la fois si Français et si humain.

Combien de fois lui avons-nous entendu dire qu'on ne peut être utile qu'en exerçant un métier, une fonction, un état avec talent et à défaut de talent avec conscience et persévérance.

Il partageait avec M. Paul Bourget cette conviction que l'honneur et le devoir d'un écrivain l'attachent à sa table de travail. « L'homme qui abandonne ses livres pour aller hurler avec le peuple, écrivait-il, témoigne ainsi qu'il s'est trompé en choisissant jadis la carrière de l'étude, il devient inférieur à lui-même, à son métier, à sa destinée et il ne sera utile à personne, ni à lui-même et à rien, ni au peuple, car on ne remplit pas bien deux fonctions à la fois dans la vie : les amphibies ne vivent parfaitement ni dans l'eau, ni sur terre... »

Au plus profond de cet écrivain de race existait un point constant, un point névralgique, comme disait Barrès, l'amour de la langue française, du style qu'il qualifiait avec Hello « d'inviolable ».

Il y avait déjà dans l'air à cette époque des ébauches d'institut de coopération intellectuelle. On parlait avec emphase de l'esprit européen. Tout un groupe de gens de la Sorbonne se piquait d'une culture internationale qui nous conduirait aux États-Unis d'Europe. Le vicomte Melchior de Vogüé se désolait, dans un chapitre célèbre du Maître de la mer, de voir la langue française abîmée par l'envahissement des mots étrangers. Gourmont, qui était sans amitié pour l'auteur des Cigognes, défendit cependant avec lui l'intégrité de la langue et de là glissa à une profession de foi nationaliste aussi nette qu'il la pouvait faire.

« La beauté d'une langue, s'écriait-il, c'est sa pureté. La pureté fait sa force, et détermine sa valeur. C'est en fait de langage principalement qu'un peuple doit être nationaliste. « Et partant de ce point de vue notre sceptique d'affirmer : « Il faut être durement et cruellement nationaliste. Il est du devoir d'un individu de cultiver sa personnalité, de la développer dans tous les sens qui ne sont pas antisociaux, de la pousser à bout. C'est aussi le devoir d'une nation de cultiver sa nationalité. »

Pour que des rapports intéressants s'établissent entre nations il est nécessaire qu'elles gardent leur originalité et cultivent leur orgueil. Point de concessions ni de compromis. Il faut plaire tel qu'on est ou déplaire. Essayer de se conformer à un idéal sympathique, c'est avouer tout au moins un commencement de dégénérescence, une tendance à l'esclavage. Ce qui paraît à un Allemand un défaut dans le caractère français doit être tenu au contraire par le Français pour une vertu. L'agilité du cheval est ridicule à la gravité du bœuf ; mais si le cheval n'avait pas sa qualité particulière, la vitesse, il serait parfaitement inutile et peut-être n'existerait plus ... L'intérêt relatif de chacune des variétés humaines est tout entier dans les qualités que les autres variétés ne possèdent pas... Plus un peuple est nationaliste, plus il est apte à sentir ce qu'il y a d'original dans les actes ou les œuvres d'une autre nation. C'est parce qu'ils sont inattendus, exceptionnels que nous agréent les produits des autres climats. Les tropiques peuvent nous envoyer les orchidées, du poivre et des perroquets ; nous n'avons nul besoin d'en recevoir des roses, des oignons ou des canards. Le jour où deux pays jusque-là producteurs de différences se mettent aux mêmes cultures, à la même industrie, il faut ou qu'ils se défendent réciproquement leurs frontières ou qu'ils se battent...

Et voici la déclaration qui résume exactement la conviction de notre auteur : « Je veux qu'un Allemand, un Anglais, un Espagnol, le soit profondément. Si c'est un métis européen je le méprise. J'aime mieux un Scythe qu'un de ces Grecs affiliés aux rêveries juives d'Alexandrie. Un nègre même m'intéressera s'il est bien conforme à son style et tout sauvage, tout barbare. Les mêmes vernis de civilisation, christianisés, bovarysés deviennent absurdes, ce sont des types aberrants. Il faut qu'un homme soit lui même, qu'une nation soit elle-même. Ainsi elle peut plaire, ainsi elle peut être un enseignement : l'originalité qui la rend agréable ou utile peut la rendre indispensable... »

Et Gourmont se rapprochant de Barrès ne craint pas d'écrire :

« La personnalité diminue à mesure que l'homme s'éloigne du sol qui a nourri ses ancêtres; des individus très forts supportent seuls une transplantation, qui même peut leur être favorable, le reste s'étiole. Changer de langue, oublier les paroles de son enfance pour un jargon appris, c'est plus que se déraciner ; c'est se désorienter, perdre cette notion du centre qui a fait qu'un égarement n'est jamais irrémédiable. Quitter son milieu si l'on n'est soi-même un milieu, une force attractive, c'est se perdre et se condamner à la dégénérescence.

Les belles races d'animaux domestiques acclimatées en un territoire étranger se maintiennent mal et seulement sous une surveillance sévère. Le milieu de la naissance est conservateur de ce qu'il a fait naître.

Il faut des instruments différents au concert social ; il en faut de différents au concert international. Plus les nations européennes affirmeront leur égoïsme, la forme particulière de leur vitalité, et plus elles seront aptes à cette sociabilité supérieure qui peut relier entre elles les diverses races, comme la sociabilité commune relie les familles, les individus d'une même race. Mais que l'on ne croie pas qu'il y ait en puissance et que l'on puisse faire naître une littérature européenne, un art européen, une science, une pensée européenne. Ce sont là les moins internationales de toutes les formes possibles de l'activité humaine. La géologie a déterminé la raison de chaque race aussi nettement que la couleur de son pigment. La raison n'est que la sensibilité analysée et cataloguée. On retire la raison de sensibilité comme l'alcool du vin : mais l'eau-de-vie de Bourgogne n'est pas celle des Charentes. La raison allemande n'est pas la raison française. Le vase est le même, la liqueur n'est pas la même... Rien n'est plus déterminé par l'organisme que la pensée, cette chose impondérable. Elle est comme le muscle, comme l'aubier, comme le sang et la sève, un produit du sol ... »

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Ces propos, je l'avoue, nous livrent un Gourmont assez différent de sa réputation. J'ai connu celui-là, non un autre. Sixtine et l'Amazone en ont connu un différent. J'ai dit le soin que prenait le philosophe de séparer sa vie sentimentale et ses préoccupations sexuelles de ses recherches intellectuelles. Toute une partie de son œuvre cependant est nettement érotique. Ce n'est point la meilleure. C'est pourtant la plus connue, celle à laquelle l'on se réfère généralement quand on parle de Gourmont. Je ne puis dire que Gourmont la désavouait, mais je ne suis pas sûr qu'il n'en eût quelque honte intime, et je puis assurer que ces pages sensuelles ou sentimentales n'existaient guère à ses yeux, auprès des grands débats intellectuels qu'il avait institués dans des livres comme la Culture des Idées, le Chemin de velours, les Problèmes du style [sic] ou l'Esthétique de la langue française. C'est là qu'il faut aller chercher l'essentiel de sa pensée ; là ou dans ses articles de la Revue des Idées et dans les Épilogues.

Il y eut au quartier Latin une jeunesse libertaire qui se croyait autorisée à se recommander de lui ; et il est certain que quelques pages montrant l'envers de sa pensée pourraient donner quelque crédit à la légende d'un Gourmont nihiliste. Il craignait tant d'être la dupe des choses qu'il était bien capable de conduire en certaines minutes son esprit jusqu'à la négation la plus complète. Mais lui aussi pratiquait le doute provisoire ou plutôt il faisait alterner le doute et l'affirmation et détruisait l'un par l'autre.

Mes souvenirs me présentent peut-être un Gourmont à l'usage de mes préférences ! En réalité, je crois qu'on peut décrire ce curieux homme sous les aspects les plus différents et partiellement vrais néanmoins !

Cependant à l'heure de sa mort qui est celle où l'on ne triche pas et par sa mort même, Gourmont a montré qu'il n'était point « au-dessus de la mêlée ».

Cette heure a commencé de sonner avec le tocsin qui le 2 août 1914 appela la France aux armes. Alors s'ouvrit pour Gourmont une ère d'angoisses qu'il ne supporta pas.

« Ah ! s'écriait-il deux mois plus tard, je les ai vécus et je les vis encore ces maux écrasants dont souffrent ceux de mon sang ! Ces hordes n'ont pas piétiné que les populations qui se trouvaient sur leur chemin, elles ont marché sur le cœur même de la France et l'angoisse a été ressentie partout à la fois !... »

Et songeant à ce fameux article du Mercure où dans sa jeunesse il malmenait non l'idée de patrie mais ce qu'il appelait son exploitation indiscrète, il écrivait (2) : « Il est des hommes trop concrets à qui il faut plus qu'à d'autres la leçon des événements maîtres. Ils sont parmi les meilleurs parce qu'ils sont les plus sincères... »

Je connais deux hommes de pensée, deux hommes, qui n'avaient plus l'âge de servir quand la guerre éclata et que cependant elle a tués avec tant d'autres : Paul Hervieu et Rémy de Gourmont !

Hervieu ne croyait point à la possibilité d'une guerre entre la France et l'Allemagne. A la veille du jour où elle fut déclarée, il répétait à Quinton la parole de Shakespeare dans Antoine et Cléopâtre : « Les dieux le défendent. »

Elle vint cependant et l'on discerna tout de suite où elle conduisait l'humanité. Hervieu en reçut une telle atteinte qu'il en changea de visage. Il mourut découragé de vivre...

Gourmont vit clairement venir la conflagration. Il ne la supporta pas mieux. Une cassure se fit que sa sensibilité ne put endurer : une cassure entre le présent et le passé ; et son existence privée d'assise se mit à chanceler.

« Je ne vis plus, écrivit-il, je ne suis qu'un fantôrne qui flotte dans l'air sans consistance, sans formes précises, à l'état de résidu de vie. Ses efforts pour se relier aux choses et en prendre connaissance sont rarement heureux. Quand il croit s'être accroché à quelque souvenir, à quelque témoin d'hier non encore pulvérisé, cette épave tout à coup échappe à ses doigts de fantôme et, fantôme elle-même, fond dans l'air épais, se répand en vapeur, en quelque chose de mou et de fluide qui s'en va. Parfois ce pauvre être désemparé arrive à saisir un livre dans sa bibliothèque un livre jadis aimé dont il se propose un grand plaisir mais à mesure qu'il lit les pages de jadis ce plaisir rancit, comme un parfum qui peu à peu tourne à l'aigre (3). »

S'il était impossible à Gourmont de se relier au passé, il lui était encore plus impossible de mettre sa confiance dans l'avenir, non qu'il doutât du triomphe de la France, mais avec une prescience étonnante il voyait que la guerre ne laisserait rien subsister de ce qu'il avait préféré. Il écrivit après la bataille de la Marne : « Je souhaite qu'après la guerre heureusement close survive chez nous le goût des choses de l'esprit qui y régnait jadis, mais je n'y compte absolument pas. Le monde de demain sera un autre monde. Il n'est pas fait pour moi. » Et un autre jour : « Je parlais volontiers de la civilisation dans mes écrits, où est-elle ? … Nous sommes voués pour les historiens à être considérés comme les témoins des plus grands excès qui aient été exercés par des hommes sur l'humanité. Nous aurons vu la barbarie. Nous sommes les contemporains des Huns... sans lien avec le passé, sans espoir dans l'avenir, frappés d'horreur dans le présent par ces crimes d'élection, ces crimes perpétrés avec autant de sang-froid que de stupidité par les Allemands. »

Gourmont se sentait mourir. Sa démarche était devenue lourde, pesante. Le côté affectif de sa nature avait pris le dessus sur cette intelligence dont les jeux avaient cessé de l'intéresser.

Il n'écrivait plus guère que pour chanter l'honneur de ses confrères, héros tombés sur le champ de bataille. Un de ses derniers articles était dédié aux poètes, aux créateurs de l'art ou de la pensée qui n'étaient encore rien qu'une fleur à peine ouverte et qui ont été fauchés avant d'être connus d'eux-mêmes.

« Des générations, disait-il avec une profonde mélancolie, ont vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel elles s'épanouiraient un jour et voilà qu'il est tombé comme la vie s'ouvrait pour lui : Salvete flores martyrum !... Sans doute c'est un privilège de n'avoir pas goûté aux tristesses de la vie, mais qui n'en a pas connu l'amertume n'en a pas connu la douceur, car amertume et douceur sont étrangement mêlées dans ce roseau qu'à vingt ans on s'apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc. Ce n'est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie qu'elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise, comme nous n'avons que celle-là, il est tentant de vouloir la connaître et il est dur de s'en retourner sans avoir vu de la comédie traditionnelle autre chose qu'un tragique prologue. »

La philosophie.de Gourmont tient tout entière dans ce balancement où il entre autant de curiosité vis-à-vis de l'existence que de pitié vis-à-vis de ses misères.

Sa curiosité étouffée sous l'épouvante, il cessa de vivre. Une hémorragie cérébrale le frappa le 25 septembre 1915 à cinquante-sept ans et il mourut le 27 pendant que se déroulait une grande offensive de nos troupes sur les fronts d'Artois et de Champagne...

Il ne faudrait pas croire que ce solitaire fut sans influence sur son temps. Le Mercure était entre les deux guerres la lecture préférée des étudiants, la revue la plus accréditée auprès de la jeunesse des écoles. Avocats, médecins, fonctionnaires disséminés en province en demeuraient les abonnés. Il leur apportait en de petites villes assoupies le souffle spirituel de la Montagne Sainte-Geneviève. Ainsi Gourmont qui en était l'âme participait à la vie intellectuelle de la bourgeoisie française. Il y entretenait une sorte de voltairianisme tout à fait dans sa tradition et qui l'empêchait de prendre au sérieux les sottises de la Loge...

Cette influence-là s'est effacée... Gourmont reste honoré dans une petite chapelle de philosophes et de lettrés ; mais il est ignoré de la jeunesse pratique et sportive d'aujourd'hui et peut-être bien que son ironie à l'endroit du progrès et son goût des spéculations intellectuelles que j'ai tenté de mettre en évidence seront pour elle un objet de scandale.

Quant à la Revue des Idées elle avait cessé de paraître bien avant la guerre, témoignant, par son échec de la difficulté que trouvent en France des écrivains de la valeur de Gourmont à intéresser à la marche de la science des hommes de culture générale et à la culture générale des savants et spécialistes... Les techniciens négligent ceux qui s'efforcent de tirer de la science une poésie ou une philosophie. Ils dédaignent les philosophes à l'égal des poètes lyriques. On peut le regretter. Il est permis de déplorer que la haute culture, l'humanisme, la philosophie aient trouvé des adversaires dans les forces que les découvertes nouvelles extirpaient du pays. Les fondateurs de la Revue des Idées, se plaçant dans la tradition d'Auguste Comte, avaient l'ambition de rompre cet antagonisme et de montrer aux Français, dans tant d'inventions prodigieuses, au delà de l'accroissement de leur confort et de leur bien-être, le moyen de valoir mieux intellectuellement et moralement. Ils ne furent pas écoutés. La faute n'en est pas à leur talent, mais à l'ordre mauvais sous lequel nous sommes nés, à la corruption du siècle et à cette paresse à s'élever dans le domaine spirituel qui marque les démocraties, où règne la loi du moindre effort...

L'échec de la Revue des Idées accrut singulièrement le scepticisme de Gourmont, non certes en ce qui touche la noblesse de la recherche scientifique, mais sur la prudence des hommes à user des acquisitions de la science. Dès qu'elle leur confère un avantage sur la nature, ne s'efforcent-ils pas, comme mus par un instinct pervers, à dénaturer cette conquête, à la transformer en agent de destruction ?... Ne voyons-nous pas le développement du machinisme, dont on pouvait attendre une libération de l'esprit, faute de sagesse et de raison, faute de mesure et de prévoyance, asservir chaque jour un peu plus l'humanité à la matière ? Les travailleurs montrent maintenant le poing à la dynamo comme l'enfant au mur où son front s'est heurté. Quelle folie ! Mais quoi ? Elle mène le monde. Érasme qui lui prête son éloquence, lui faisait dire des hommes : « A mesure qu'ils s'éloignent de moi, ils sentent la vie se retirer d'eux... »

(1) On retrouvera une même déclaration dans un article du Mercure d'août 1889.

(2) Pendant l'orage, 8 décembre 1914.

(3) Pendant l'orage, 22 octobre 1914.

(Lucien Corpechot, Souvenirs d'un journaliste, tome I, chapitre V. Copyright 1936 Librairie Plon. Reproduit avec l'aimable autorisation de la Librairie Plon).


Echos

Charles-Henri Hirsch, « La Revue universelle : Remy de Gourmont vu par Lucien Corpechot et revu par un autre », Mercure de France, 1er octobre 1935