O les routes du Moyen-Age, pleines de potences et de chapelles ! Paul Verlaine.

1. « La langue de Dieu », Mercure de France, mars 1893 ; Belluaires et Porchers, Stock, 1905 & Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n° 1, automne 2000

2. Citations, Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n° 1, automne 2000


1. « La langue de Dieu », Belluaires et Porchers, pp. 215-233 de l'édition de la 7e édition, 1922

LA LANGUE DE DIEU

A René Martineau

Quel est donc le premier sot qui a dit
que le latin est une langue morte ?
CAÏN MARCHENOIR.

PLANCTUS BEATÆ MARIÆ VIRGINIS. Lamentations de la Bienheureuse Vierge Marie ! Tel est l'accomplissement, la fleur suprême.

Depuis les Douze Tables jusqu'à Pétrone et de Commodien à Saint Bernard, seize siècles environ s'étaient écoulés pendant lesquels on avait écrit ou parlé latin. Il n'avait pas fallu moins pour que le Stabat Mater devînt possible.

Il n'avait pas été agréable, ni utile, mais absolument nécessaire que l'univers fût dompté, confisqué, pétri, amalgamé par soixante portées consécutives de la Louve, et que trente ou quarante peuples fussent cloîtrés mille ans par des verbes implacables sous des gérondifs en marbre noir et dans des supins d'airain.

Il avait été prodigieusement indispensable que s'opérassent des immolations infinies, des supplices de multitude, des attentats indicibles contre la Ressemblance coupable de Dieu.

On avait écorché vivants le Mède et le Perse, brûlé les Carthaginois et les Numantins, aveuglé les Daces, mutilé les Grecs et les Égyptiens, avili les Gaulois et les Espagnols, prostitué jusqu'aux Germains et jusqu'aux Bretons. Enfin on avait abattu six cent mille Juifs à la prise de Jérusalem.

Tout cela réparti sans interruption ni futiles attendrissements sur un tiers du globe, en l'espace de dix fois cent ans, pour accréditer un impératif, un unique Impératif qui sauvait le monde :

CRUCIFIGE !...

Après cela, les Barbares étaient venus pâturer la syntaxe du Commandement et de la Prière dans les Plaies du Christ.

Ils apportaient naturellement avec eux les cailloux du Rhin, les durs et coupants silex de Franconie ou de Saxonie, les émeraudes gothiques, les granits armoricains, les gemmes du Septentrion, les escarboucles et les saphirs du vieil Orient, les topazes, les onyx et les opales mystérieuses des monts inconnus.

Il fallait aussi tout cela pour décorer les Heures douloureuses de la Compassion de Marie, sans préjudice des nouveaux massacres plus denses, plus rigoureux, plus syllogistiques...

La langue de Dieu se récupéra comme la vierge souillée du Prophète « projetée sur la face de la terre en l'abjection de son âme et foulée dans son sang ». Le sublime latin du Moyen Age dont les cuistres ont horreur, fut recueilli à tâtons par des peuples agenouillés dans le crépuscule et trié mot à mot, de leurs mains tremblantes, parmi les corolles pourries des anciennes fleurs maquillées de sang.

Ces pauvres mots si précieux dont Notre Dame avait tant besoin pour se lamenter au pied de la Croix, il fallait tant de patience pour les clarifier et si faible était la lumière que les âmes amoureuses périssaient en sanglotant !

On ne comprend plus aujourd'hui ces choses. Mais, alors, c'était terrible à penser qu'on pouvait très-bien se tromper de patibule, adorer un autre holocauste et contraindre effroyablement l'Immaculée à pleurer sous l'arbre de la science infâme où pendait le mauvais apôtre !...

A force, pourtant, de générations résignées, à coups d'humbles cœurs battant par millions contre les parois inébranlables de la vieille latinité, l'ergastule classique, un beau jour, se décoiffa de son ombre, les gouffres des cieux apparurent et l'Impératrice des Dominations put enfin gémir !

II

Enfin ! La Langue de Dieu ! La langue de Dieu que Remy de Gourmont a nommée le Latin Mystique, – ô âmes des morts ! – comme si tout n'était pas mystique !

Mais, l'affreux bourgeois fatigué d'un sale négoce, qui déplore ses « illusions » en déclarant, par exemple, que la « nuit est faite pour dormir ! » est mystique à des profondeurs qui découragent.

Car la vie n'est pas si bête que le croient les équarrisseurs d'atomes, et il est heureusement impossible de proférer la plus banale des affirmations sans que grondent les cieux éternels.

Le latin rédimé du LIBERA, du DIES IRÆ, du STABAT apparut, sans doute, comme l'instrument d'une Mystique supérieure. Il n'était pas, cependant, plus Mystique en soi, plus surnaturel que les satires de Lucilius ou l'apologue de Menenius Agrippa.

Pénétré ou non de christianisme, il est en réalité, la langue unique, la choisie de Dieu pour consacrer son Corps et son Sang. Cela dit tout.

Même dans ses langes, elle tenait la foudre. Tacite fut un de ses balbutiements et Juvénal en fut un autre. Les paradisiaques doxologies du Moyen Age, hymnes ou proses, ne prolongèrent pas seulement les Sacrées Prières qui sont les oracles à jamais de l'irréfragable Église ; elles furent aussi, plus profondément, la séquence régulière de l'énorme Triomphe Romain.

L'arbre de fer avait obombré, de ses branches inflexibles, tout être vivant. Lorsqu'il dut périr à la fin, lorsqu'on eut fait des lances barbares de ses moindres ramuscules et qu'il ne resta plus de lui qu'un tronc insulté, mutilé, pourri, entr'ouvert, toute la sève des Victoires, une dernière fois, monta jusqu'au faîte et devint cette fleur divine.

Mais, sait-on que le latin est la langue immaculée, conçue sans péché, pour qui n'est pas faite la loi commune, et que c'est en elle que furent inscrits les symboles qui ne peuvent pas mourir ?

Qui donc osera dire, une bonne fois, que cette langue de dévorateurs, prostituée aux nations, est elle-même le plus authentique symbole et la palpable image de la Vierge très-clémente par qui le Verbe fut enfanté ? Beata Viscera quæ portaverunt... Beata Ubera quæ lactaverunt...

C'est à crier d'admiration de penser qu'Horace par exemple, l'imbécile et joyeux Horace, dont les exécrables odes ressemblent à du crottin de professeur, quand on les compare aux Chants du Bréviaire, a, tout de même, servi, dans son ignorance profonde, les humbles maçons qui devaient construire, un jour, la Basilique lumineuse.

III

N'est-ce pas adorable qu'il suffise de se souvenir de l'Immaculée Conception, pour apercevoir aussitôt la dignité prodigieuse de cette langue latine filtrée, quarante siècles, à travers toutes les langues et tous les balbutiements humains ?

Il fallait à Dieu devenant homme, une Mère et une Langue, toutes deux sans tache, et le procédé fut le même. Il y eut, à la vérité, mille ans d'intervalle, différence purement chronologique.

C'est qu'il est nécessaire d'être pauvre pour engendrer le Fils de Dieu et le Latin ne fut pas prêt en même temps que l'humble Marie. Trop de richesses le souillaient encore, mais la source est identique et quand l'Église honore singulièrement le Tabernacle sans ordures, en appliquant à Marie les impartageables Sentences, c'est la Genèse ou le Pentateuque du Latin qu'on croit entendre :

« Le Seigneur m'a possédée au commencement de ses voies, dès le principe, avant qu'il fît n'importe quoi.— Je suis ordonnée dès l'éternel et je viens des anciennes choses, auparavant que la terre fût.— Les abîmes n'étaient pas encore et j'étais déjà conçue ; les fontaines des eaux n'avaient pas encore jailli ; — les montagnes n'étaient pas encore établies en leur lourde masse ; j'étais enfantée avant les collines.— Il n'avait pas encore fait la terre, et les fleuves et les gonds du globe de la terre.— Quand il préparait les cieux, j'étais présente ; quand il barricadait d'un circuit et d'une infaillible loi les abîmes ; — Quand il confirmait en haut l'éther et mettait en équilibre les fontaines ; — Quand il entourait la mer de ses rivages et donnait aux eaux une ordonnance pour qu'elles transgressassent leurs confins ; quand il soupesait les fondements de la terre ; — J'étais avec lui, disposant toutes choses et je me délectais chaque jour, jouant devant lui en tout temps ; — Jouant dans l'orbe des terres...

Bienheureux ceux qui gardent les voies... Celui qui me trouvera, trouvera la vie. Mais celui qui péchera contre moi blessera son âme.Tous ceux qui me haïssent, aiment la mort (1). »

IV

En d'autres termes, ceux qui détestent Marie, « Cause de notre joie » et « Porte du ciel », exècrent naturellement le Latin et par conséquent sont élus pour crever dans l'ignominie. Pourquoi voudrait-on que cette exégèse rigoureuse ne s'imposât pas à moi ?

Quelqu'un désire-t-il que je la renforce d'une citation peu compréhensible d'Habacuc ? C'est dans la fameuse Oraison Pro ignorantiis de cet étonnant prophète :

« Sa gloire a caché les cieux et la terre est pleine de sa louange.— Sa splendeur sera comme la lumière... Devant sa face ira la mort. Et le diable sortira devant ses pieds.— Il s'est tenu debout et il a mesuré la terre. Il a regardé et il a dissous les peuples ; et les monts du siècle ont été brisés. Les collines du monde ont été courbées dans le voisinage des chemins de son éternité... L'abîme a donné sa voix, la profondeur a levé ses mains.— Le soleil et la lune se sont arrêtés en leur habitacle...

En frémissant, tu fouleras la terre ; tu hébéteras les nations dans ta fureur.— Tu es sorti pour le salut de ton peuple, pour le salut avec ton Christ (2). »

Assurément, c'est de Dieu lui-même qu'on parle ici, puisque le Livre fut écrit — pour ne parler que de LUI — par une trentaine d'hommes qui étaient autant que des anges.

Mais ceux qui savent l'Absolu n'ont qu'à lire un mot de ces Ecritures scellées pour concentrer instantanément toutes les ambiances des mondes. Tout ce qui peut être conçu leur apparaît alors intégrant de la Permanence.

Ne serait-il donc pas un milliard de fois inintelligible que la langue impérissable des humanités, le précieux et sacré Latin des Sept Sacrements et des Sept Douleurs ne fût pas implicitement et consubstantiellement désigné dans un tel cantique ?

Dedit abyssus vocem suam, altitudo manus suas levavit ! La résipiscence de l'Abîme !

Les grands Voyants d'Israël parlent volontiers de l'Abîme, comme ils parleraient d'un homme, de l'Homme-Dieu, sans doute. Cet Abîme, rencontré partout, ressemble incroyablement au Verbe incarné et l'Esprit de Dieu, se promène sur sa Face, en compagnie des ténèbres (3).

Il souffre, il crie et pleure, il lève les mains, il sauve, il est effrayant dans sa colère, mais avant tout, il s'incarne, le pauvre Abîme ! Cela, il le faut absolument, car les cieux, les inexplicables et indéployables cieux ne le peuvent plus contenir et vont éclater.

Il s'évade enfin, par Marie, dans les douleurs et devient le Chef des morts. Mais la douce Vierge qui l'avait conçu ne pouvait l'offrir qu'aux tourmenteurs de Jérusalem. Le latin fut l'ostensoir mystérieusement ouvragé depuis l'origine pour que son Supplice gratifiât l'univers entier...

Où serait la raison de vouloir que ceux qui lisaient dans la main du Père n'eussent pas enregistré l'Accident à l'intérieur du manteau de la Substance ?

V

L'Église nomme la Mère de Jésus « Epouse de l'Esprit Saint » parce qu'elle est conçue sans péché et qu'elle a conçu de Lui seul. Or, l'infaillible Concile de Trente, en sa quatrième session, décréta que le Latin de la Vulgate, est seul canonique, à l'exclusion de tout autre texte, et que « si quelqu'un le méprise, sciens et prudens, il soit anathème ».

Nul moyen d'échapper, fût-ce par la sottise. Nécessairement, alors, il faut renoncer au christianisme ou confesser, avec une entière candeur, la suréminence absolue et l'éternelle prédestination de ce Latin qui est la Langue unique du Seigneur.

Il n'en veut pas d'autres. Toutes les autres, sans exception, lui sont onéreuses comme des concubines ou des esclaves dont il n'est pas sûr.

Mais la Latine est sa bien-aimée, « sa parfaite, sa colombe, son immaculée ». C'est en elle seule qu'il veut prendre ses délices et fixer éternellement ses complaisances.

Ses plus rares trésors, il les lui confie à jamais, parce qu'elle est — comme la Vierge même — l'Image de sa Sagesse, l'Arche vivante de son Corps, la Voix lactée de son ciel, l'imprenable Tour Davidique, la Fontaine de dilection, la Règle de l'obéissance très-parfaite et la Force des martyrs.

C'est donc à elle seule qu'il peut confier avec certitude la Sueur de sang de son Agonie, la Plaie précieuse de son Côté, les Piqûres de sa terrible Couronne, les Trous de ses Mains et de ses Pieds, les Blessures infinies de sa Passion, sa Face outragée, et le sens indévoilé de tous ces mystères.

Il sait si bien qu'on ne peut pas tromper cette gardienne concise !

Et quand, fatigué de l'arrangement des mondes, il aura enfin congédié le temps et l'espace, c'est avec elle, décidément, qu'il s'enfermera et se cadenassera dans l'Eternité.

Quel est donc le premier sot qui a dit que le Latin est une langue morte ?

VI

« Voici Babel déserte et sombre »... L'expiation dure toujours. La langue uniforme que parlait alors l'espèce des hommes, n'est pas détruite, puisque Dieu ne restitue rien au Néant. Mais elle est gardée, sans doute, par quelque frère puîné de ce Chérubin au glaive de feu qui barre depuis six mille ans l'Eden perdu.

Celui qui la retrouverait saurait toutes choses et pourrait faire chavirer les cieux. Car selon la plus rigoureuse métaphysique des Transcendants, toutes les sciences dont la cervelle humaine peut être farcie, — cette langue substantielle dont nous sommes patoisants, les concentrait naturellement et sans effort à une puissance inconnue.

Assurément, les merveilleux hommes contemporains de Mathusalem ou d'Hénoch ne parlaient pas le latin, mais ils durent en posséder une quintessence tellement vive que les dures phrases de Tertullien, par exemple, fondraient comme la cire devant ce miroir.

Elles fondraient beaucoup moins vite, cependant, que les phrases des autres grands hommes qui ne connurent pas la langue de Dieu.

Le Veni Creator, le Pange lingua, le Planctus même se liquéfieraient, car ces poèmes, après tout, si divins qu'ils soient, furent chantés dans le crépuscule.

Il n'y a pas à dire. Ce monde est en chute, depuis des milliers d'années. Il subit la loi de la chute qui consiste à s'accélérer d'une manière effroyable. La Croix, un jour, intervint pour atténuer la catastrophe. Elle a retenu puissamment, c'est vrai, tout ce qui pouvait être retenu, et cela, disons-le, n'était pas ou ne semblait pas être grand'chose.

Un Martyr, un Confesseur, une Vierge par chaque dizaine de millions d'individus. Un Poète par chaque dizaine de milliards. Et encore !

Mais la langue latine fut heureusement accrochée par les Trois Clous et ne fit plus un pas vers la mort.

A des profondeurs incommensurables, elle est ainsi devenue la Polaire toujours immobile d'un firmament dévasté.

Elle est aux autres langues, en un mot, ce que la Vulgate est aux autres versions de la Parole, l'unique à peu près de restitution divine.

VII

Telles sont les pensées ou plausibles rêves suggérés par le glorieux livre de Remy de Gourmont qui paraît être, après Verlaine, le démarcateur le plus péremptoire de l'évolution des âmes, en cet instant.

Son livre est si beau qu'on ne sait même pas comment il put être écrit au milieu des poussières et des vermoulures de l'érudition formidable qu'il suppose.

J'aurais, certes, bien voulu le montrer en toutes ses parties, m'efforçant de rompre les grilles et les triples barres qui séquestrent, comme un fauve, toute contemporaine manifestation de grandeur.

Mais était-ce possible, cela ? Des œuvres si fortes sont pour un petit nombre de vivants esprits et parfaitement inintelligibles à la multitude des morts.

Avais-je mieux à faire, en somme, que de montrer, ainsi que je viens de le faire, sur une colline vouée à l'exécration et d'y annoncer simplement aux hommes de bonne volonté les magnificences qu'ils ignorent ?

Le Latin mystique est ainsi conçu :

Tout le Moyen Âge, c'est-à-dire les mille ans d'histoire où les hommes ont le plus aimé, se précipite vers le Stabat, vers le grand Planctus de la Compassion de Marie. Il ne fait pas autre chose et n'a pas autre chose à faire.

C'est un vaste fleuve de pleurs, plein de soupirs et de vociférations amoureuses, qui coule sans interruption, à travers un espace immense, tantôt dans l'ombre et tantôt dans la lumière.

Ces sublimes frères du Verbe patient, ces tendres membres du Flagellé, soutenus par le viatique du plus invincible espoir, ont pour tout bagage la petite lampe qui leur fut confiée par d'aimables hommes très-anciens dont ils ne savent même plus les noms. C'est l'Aurora lucis de saint Ambroise, aux vocables saints, qu'ils ont la mission et le prodigieux désir de préserver des grands souffles noirs qui les assiègent.

Si elle s'éteignait, grand Dieu ! ils ne pourraient jamais voir les Yeux de la Vierge qui a sept épées dans le cœur et qui sanglote là-haut sur le Mont des ignominies...

VIII

« Il y a eu au Louvre, raconte Remy de Gourmont, dans les salles de la sculpture du Moyen-Age, un bas-relief italien du XVe siècle, terre cuite peinte ainsi ordonnée :

Sur champ d'or la Vierge et l'Enfant Jésus, tous deux effarés en leurs auréoles, où, en lettres pures, se gravent les prophéties. L'un et l'autre regardent dans le noir, dans l'infini, et devant leurs prunelles se dresse le Calvaire. L'Enfant aux fins cheveux d'or, ramène à sa gorge astrictée sa menotte tremblante ; il est à moitié dévêtu : sa chemisette blanche, semée de sanglantes étoiles, lui tombe de l'épaule et sous sa brassière rouge ponctuée d'or, remontée par le roulis des muscles, le ventre se dénude et paraît son sexe puéril de Dieu chaste.

L'attitude est la peur nerveuse du nourrisson, et s'il ne se rejette pas au sein maternel, c'est que, — raison et amour infinis en un corps d'enfançon, — il ne veut pas la faire pleurer. Elle ne pleure pas : elle est transfixée par de la terreur. Elle voit. Toute sa face porte les effroyables stigmates de l'hallucination douloureuse. L'œil fixe est terrifié par l'indéniable apparition.

Il y a dans cet œil l'Agonie au Jardin, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, la verbération au poteau, les crachats, la Croix traînée comme une chaîne le long du Golgotha, les mains fendues par des clous, les pieds déjointurés, le sang qui coule de la criblure des ironiques épines et aveugle les yeux, obstrue la bouche, le sang des mains, le sang des pieds, le sang du côté et le sang des sacrifices futurs, la mort en ignominie et la mort en gloire qui est encore la mort.

La bouche est selon la courbe de la douleur la plus avérée, et quelle pâleur ! La tête se penche un peu, comme fascinée.

A peine la Mère sent-elle le présent fardeau de l'Enfant ; c'est l'Homme qu'elle porte et qu'elle soutient, cadavre sur ses genoux pitoyables. Sa main gauche, qui sort d'une étroite manche dorée et damassée, soutient à peine le bambin, et tout entière la femme s'affaisse dans la chaise aux volutes d'or.

La robe bleue étreint une poitrine où l'angoisse, s'il n'était divin, ce lait de vierge, le ferait tourner, comme aux nourrices qui ont eu grand'frayeur.

Les cheveux, — et cela a un air de lamentation symbolique, — un mouchoir sombre les recouvre et retombe en pleurant sur les oreilles, — coiffure peut-être de contadine, peut-être authentique de dame florentine, mais qui, là, accentue et remémore le deuil de l'âme.

La merveille, c'est la tristesse absolue de la Mère et du Fils, — n'osant se regarder, se connaissant tous les deux voués à un supplice ineffable et sans rémission : mais la nature humaine, naturelle en la mère, imposée au fils par l'ordre suprême, se crispe un instant sous l'inéluctable réalité ; ils ont peur, peur l'un de l'autre, peur du spectacle visible en leurs yeux, ils ont éternellement peur, et ils savent, les inconsolables, qu'ils ne doivent pas être consolés (4) ».

Est-elle assez admirable, cette page qui n'est certes pas la seule, mais que je tenais à citer, parce qu'elle précède immédiatement l'apparition décisive du Planctus.

IX

Voilà donc, en toute simplicité, ce que j'ai vu dans la belle œuvre de Remy de Gourmont ; ce que ce poète, historien de la Poésie divine, m'a fait sentir, avec une puissance que je ne sais pas exprimer.

« Désormais, dit-il encore, la poésie du Christ est morte et les lamentations de Marie laissent froids les cœurs populaires aussi bien que les âmes distinguées. La poésie du Christ est morte, méprisée des oblateurs de sa Chair et de son Sang, — et j'ai peur qu'il ne s'en trouve plus d'un pour prendre en pitié, alors qu'Horace et Tibulle sont encore si peu connus, un égaré qui, au lieu de regratter ces deux pannes célèbres, exhume des reliques de Notker, d'Hildegarde ou de l'anonyme du Planctus (5). »

Mélancoliquement, il nomme Verlaine aussitôt après et ferme son livre sans aucun délai par ces simples mots : SACRUM SILENTIUM, qui sont l'épitaphe du Moyen Age.

Verlaine, hélas ! J'ai dit, ailleurs, le mépris sans bornes des catholiques pour ce poète inouï, l'unique Poète chrétien qu'on ait vu depuis cinq ou six cents ans.

Combien sont-ils, de ceux-là, qui pourront lire le Latin mystique ?

Ah ! vraiment, c'est trop beau pour eux, et la terre est dure aux pauvres gens qui préparent avec fatigue les moissons et les vendanges du Consolateur.

(1) Proverbes, chap. VIII. Office de l'Immaculée Conception, 8 décembre.

(2) Habacuc, chap. III. Laudes du Vendredi Saint.

(3) Genèse, chap. I, v. 2.

(4) Latin mystique, chap. XIX.

(5) Latin mystique, chap. XIX.

Mars 1893.


2. Citations, Nouvelle Imprimerie Gourmontienne, n° 1, automne 2000, pp. 36-37

Nous reproduisons les passages des ouvrages de Léon Bloy où il est fait mention de Remy de Gourmont, et qui n'ont pas été cités dans l'article ci-dessus :

Raconté par de Gourmont. Un journaliste va interviewer un professeur de théologie de Saint-Sulpice sur le Saint-Esprit. Réponse : « Il a fait son temps » ! ! ! (1)

Donc, voulez-vous ou pouvez-vous me faire l'aumône d'un peu de cette justice dont je brûle pour tant d'autres ? Vous recevrez mon livre demain.

Ma situation d'ennemi m'interdit toute imploration d'articles, et vous êtes — après Lemonnier, mon ami ancien — le seul à qui je veuille demander un tel service. Où serait donc le troisième ?

Il y a bien de Gourmont qui pourrait marcher, et qui marchera peut-être. Mais c'est un solitaire des glaciers roses, qui ne fait que ce qu'il lui plaît de faire. (2)

1er.— Le Mercure publie un article de de Gourmont où il est dit que Jésus a manqué de logique dans ses paroles ! ! ! ! ! (3)

L'exemple de Remy de Gourmont ne prouve-t-il pas que nul, parmi les gens qui écrivent, ne doit m'épouser ? Qui donc, mieux que celui-là, savait combien est fausse ma légende ?(4)

26. — Lettre de Jœrgensen qui ne m'écrit plus guère. Ceci, à propos du Mercure de France : « ...Et puis l'intellectualisme de Remy de Gourmont. C'est tout à fait affreux. Il dit des choses qui me font trembler, comme au bord d'un abîme de malice ! »

Parmi les vivants ou les supposés vivants, il nomme Anatole France et Remy de Gourmont, deux ennemis déclarés de Notre-Seigneur Jésus-Christ. (6)

Mercure de France. Article très-médiocre de Remy de Gourmont sur Grelé dont il se borne à transcrire les affirmations et les idées. (7)

Lu dans les Epilogues de Remy de Gourmont : « Saint Paul n'est rien autre chose pour moi qu'un écrivain médiocre et frivole.— La parole de Dieu n'est tolérable, comme celle du Scribe, qu'en musique.” Effroyable misère de cette intelligence et plus effroyable état de cette âme ! Et dire que cela est acquis ! Quand j'ai connu ce malheureux, en 1893, il aurait eu horreur d'écrire cela. C'est vrai qu'alors... (8)

(1) Le Mendiant ingrat [7 septembre 1892], Mercure de France, 1956, p. 50.

(2) Lettre à Paul Adam citée dans Le Mendiant ingrat [3 septembre 1893], op. cit., p. 79.

(3) Le Mendiant ingrat [1er mars 1894], op. cit., p. 94.

(4) Lettre à Henry de Groux citée dans Le Mendiant ingrat [9 décembre 1894], op. cit., p. 144.

(5) Quatre ans de captivité [26 décembre 1901], Mercure de France, Paris, 1956.

(6) Idem [6 octobre 1902], p. 121.

(7) Ibid. [1er novembre 1902], p. 126.

(8) Ibid. [30 janvier 1904], p. 212.

Remy de Gourmont par André Rouveyre


A consulter :

Bloy vu par Remy de Gourmont

Gaëlle Guyot, « Le Latin mystique et ses masques »

Le Latin mystique