1. « Journaux et revues », Mercure de France, mai 1894, p. 89

L'Art littéraire donne son second numéro (depuis sa transformation) avec des articles signés Louis Lormel, Alfred Jarry, L.-P. Fargue, etc. jeunes gens dont nous attendons d'originales réalisations.

2 « Les Minutes de Sable mémorial », Mercure de France, octobre 1894, p. 177-178

Les Minutes de Sable mémorial, par ALFRED JARRY (Édition du Mercure de France). – On aimera, en ce gros petit volume, une originalité ingénue, de ce noble égoïsme plus soucieux de se dire que de s'informer si le discours charme autrui. Se dire, sans doute, mais non pas avec la pauvre sincérité d'un simple (ou trop belle pour nous) ; se dire tel que nous font les ambiances d'un moment broyées avec la couleur fondamentale, – indestructible et qui remonte. Ce sera ici la vision d'images d'une naïveté singulière, vision avidement bue par une imagination spongieuse et cellulairement déformée par une multitude de petits miroirs animaux qui veulent rendre, comme un moulin, la farine du grain. La meule des Minutes est étrangement perfectionnée, et même trop, chantent des murmures, car du grain de sarrasin bis elle tire une fleur toute noire de laquelle on a pétri une belle pâte obscure de pain nocturne : quelques-uns, ceux qui croient comprendre l'argent, hésitent devant le sable, – rassurés par le métal, peureux devant l'émail.

L'obscurité en écriture, quoi ? La préface de M. Jarry donne un système par lequel un anatomiste se guiderait, – mais avouons plutôt que l'obscurité n'est souvent que l'ombre même de notre ignorance ou de notre mauvais vouloir. Une œuvre d'art écrit se reconnaît à l'abondance des métaphores nouvelles ; toute métaphore nouvelle est obscure : toute œuvre d'art écrit, digne de ce nom, est obscure. Pour moi, Dieu merci ! s'il y a peu de choses neuves, il y en a beaucoup d'obscures ; ce sont les plus belles.

Mon père a fait faire un étang,
C'est le vent qui va frivolant,
Il est petit, il n'est pas grand,
C'est le vent qui vole, qui frivole,
C'est le vent qui va frivolant
.

Il est petit, il n'est pas grand,
Trois canards blancs s'y vont baignant.

Trois canards blancs s'y vont baignant,
Le fils du roi les va chassant.

Le fils du roi les va chassant
Avec un p'tit fusil d'argent.

Avec un p'tit fusil d'argent
Tira sur celui de devant.

Tira sur celui de devant,
Visa le noir, tua le blanc.

Visa le noir, tua le blanc,
Ô fils du roi, qu'tu es méchant.

Ô fils du roi qu'tu es méchant,
D'avoir tué mon canard blanc,

D'avoir tué mon canard blanc,
Après la plume vint le sang,

Après la plume vint le sang,
Après le sang l'or et l'argent.

Après le sang l'or et l'argent,
C'est le vent qui va frivolant,
Après le sang, l'or et l'argent,
C'est le vent qui vole, qui frivole,
C'est le vent qui va frivolant
.

N'est-ce point délicieusement obscur ?

Il y a dans les Minutes des « Tapisseries » à citer même après « celle des trois canards blancs dont l'un est noir » :

Roses de feu, blanches d'effroi,
Les trois Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires...

Roses de feu, blanches d'effroi,
En longues chemises de cygnes,
Les trois Filles sur le mur froid,
Regardant grimacer les signes,
Ouvrent, les bras d'effroi liés,
Leurs yeux comme des boucliers.

Mais, du gros petit volume, les trois boucliers – où s'enfonceront les flèches – sont César Antéchrist, Haldernablou et les scènes de Guignol où parade M. Ubu, le premier et le dernier plus solides et d'une originalité plus franche, affirmant une double aptitude au drame philosophique et au drame ironique. De M. Ubu, encore à l'état d'ébauche, on pourrait traire, je crois, un personnage d'un sinistre largement comique ; M. Ubu a certainement beaucoup de choses à dire qu'il a tues et qu'il dira.

Ce livre donc – où tout ne me plaît pas, mais où ce qui me plaît me plaît fort – est un début heureux, une tige dont les premières floraisons affirment un futur de belles passeroses et de belles passiflores, – à l'ombre des pendus et sous l'éventail des hiboux aux mamelles d'or.

« D'or à un pairle et à deux fasces ondées de sable, contrepalé abaissé de même », – on est prié de lire ainsi l'écusson du titre si l'on a le moindre respect pour la noble science du blason ; quant aux intentions magiques du même écusson et à la lecture seconde que l'on doit faire de ses signes entrelacés, il est préférable d'en taire le secret ou la méthode, – car la vie est si longue que nul ne refusera d'offrir à ce problème quelques-unes des bonnes soirées de l'hiver qui commence, – et souvenez-vous que :

Roses de feu, blanches d'effroi,
Les trois Filles sur le mur froid
Regardent luire les grimoires...

REMY DE GOURMONT.

[texte entoilé par Thierry Gillybœuf.]

A consulter : Gourmont vu par Jarry