Les Epilogues apparaissent pour la première fois dans le numéro de novembre 1895 du Mercure de France, sous le titre de « Petites Chroniques ». En décembre, la rubrique sera intitulée « Epilogues (Petites Chroniques) », puis définitivement « Epilogues », en janvier.

Ces épilogues seront recueillis en six volumes (1903, 1904, 1905, 1907, 1910, 1913), le pénultième et l'antépénultième regroupant ces épilogues spécifiques que sont les Dialogues des Amateurs sur les choses du temps. A noter qu'une « Nouvelle suite d'Épilogues » a été recueillie dans la septième série des Promenades littéraires (1927). Les Lettres à l'Amazone, Monsieur Croquant, les Lettres d'un satyre parurent aussi sous le titre d'« Épilogues » dans le Mercure de France.

La « Nouvelle suite d'épilogues » rassemble des épilogues qui n'avaient pas été repris dans les volumes mentionnés ci-dessus. Il serait probablement intéressant d'étudier les raisons expliquant leur mise à l'écart, puis leur « réhabilitation » (pour être plus que posthume, ce volume avait été, d'après une note des éditeurs, préparé et chaque article revu par Gourmont lui-même).

Cela dit, certains épilogues ne seront reproduits ni dans les six volumes ni dans la « Nouvelle suite » ou le seront avec des modifications. Par exemple le premier épilogue (« Religions ») perdra son unique note et l'avant-dernière phrase : « En vérité, l'essence spirituelle d'une religion, c'est sa littérature » deviendra : « L'essence d'une religion, c'est sa littérature ». « En vérité », voilà une locution adverbiale qui n'était pas très gourmontienne, en vérité. Quant au troisième, « Cosmopolitisme », il sera diminué de sa deuxième moitié :

« Dans la même revue, au suivant fascicule, M. Berthelot, à propos de Papin, semble regretter les temps où la science n'avait vraiment pas de patrie, où un savant passait de Paris à Londres, de Londres à Venise, de Venise à Cassel. Mais depuis la découverte du patriotisme, depuis que les hommes s'abreuvent à ce mauvais lait, on dirait que les tissus de la vie universelle se sont resserrés, tassés sur eux-mêmes, emprisonnant les cellules essentielles dans une geôle stricte et jalouse. Pour un Français, être Français prime tout ; même le génie, encore que ce peuple soit un des plus clairement métis parmi ceux qui agitent leurs canons sur la vieille terre d'Europe. Le patriotisme a cela de singulier qu'il n'admet pas un patriotisme voisin ; c'est la guerre des dieux ; on finira. peut-être par s'apercevoir qu'il n'y en a qu'un, de Dieu, ou qu'il n'y en a pas du tout. En attendant, méditons, cette belle réponse d'un maçon à un journaliste qui l'interrogeait sur ses sentiments à propos de la prise de Tananarive : « Monsieur, dans le bâtiment, on ne s'occupe pas de ces choses-là ». Et, avec l'enthousiasme amer du scepticisme, propageons l'indifférence. »

Voici pour finir des épilogues de décembre 1895 qui, sauf erreur, n'ont pas été reproduits :

Plagiat. — Toujours Otway : M. Zola avoue avoir imité de Venise Sauvée la scène entre Nana et Muffat ; il avoue même avoir quasi copié la scène— dans Taine : « Il n'y a que les mots de changés. » Ensuite il prétend que c'était « son droit » et invoque Molière. Cela voudrait dire qu'il l'a « fait exprès », tandis qu'une réminiscence semble au contraire évidente. Voulu ou non d'ailleurs, ce petit plagiat serait insignifiant s'il ne témoignait très haut de l'inconscience ou de l'absence de conscience de M. Zola. Le naturalisme, se permettant de telles adaptations, perd toute valeur « documentaire » ; le procès-verbal est un simple faux et l'auteur des Héritiers Rabourdin (scènes pillées dans le Volpone, de Ben Johnson) n'est que l'huisser Couchot de la littérature.

Carmaux. — Ces pauvres ouvriers, vraiment sont d'une intelligence trop rudimentaire ! Les voilà en grève, sans réfléchir que s'ils sont six cents fiers entêtés, il y a là, à vingt lieues plus loin un demi-millier de sans-travail qui se réjouissent de prendre leurs places. Un ouvrier qui gagne huit ou dix francs par jour à souffler en des tubes ignés intéresse les sableurs, mais celui qui ne gagne rien du tout n'est peut-être pas tout à fait indigne. A chacun son tour. Si les verriers de Carmaux (ces derniers gentilhommes) ont été remplacés si facilement, c'est que leurs voisins manquaient de pain. A chacun son tour. Votez ! votez ! La dame blanche vous regarde, la bonne Sociale aux yeux vagues. Votez ! Votez ! Cependant M. Jaurès, ayant bien parlé, se retire dans ses terres.

P. S. — Quant aux cent mille francs d'une autre bonne dame, plus positive, les verriers n'en jouiront jamais : libérés par ce don et leur volontaire travail, ils pourraient devenir des hommes, — des anarchistes, des individus ; on saura bien les maintenir troupeau de citoyens.

Christian Buat, juillet 2005.


A signaler à la fin du numéro de janvier 1896, rubrique « Echos divers et Communications », un épilogue post-scriptum :

P. S. — Assassinat. — Le 25 décembre on nous apprend la mort de M. Max Lebaudy, victime de la lâcheté et de l'envie démocratiques. Oui, ce fut un assassinat bien démocratique et perpétré avec quelle haine, quelle préméditation, quels raffinements ! Et quelle hypocrisie, car on lui dénia la justice au nom de la Justice même, et au nom de l'Egalité on l'enferma dans un hôpital putride : de toutes les ignominies de ce temps, celle-ci est peut-être la plus hideuse. — « Charité, Solidarité, Justice, Bonté, Larmes, etc. » — Moins de grands mots, Madame ; dites tout bonnement : « J'ai eu sa peau. »


Si l'épilogue de janvier 1896 consacré à consacré a été recueilli dans « Nouvelle suite d'Épilogues » :

Consacré. — Il est impossible d'ouvrir un journal ou une revue sans y trouver l'horrible phrase dont voici le type : Notre prochain supplément sera consacré à l'Exposition du Cycle. — De cette cacographie, le Mercure, qui se voue à écrire, n'est pas exempt ; voir les deux derniers numéros. Ne pourrait-on trouver mieux ? C'est difficile, si l'on veut garder la même tournure. Voici donc le problème. Dans la phrase type : « Notre prochain supplément sera consacré à l'Exposition du Cycle », remplacer le mot consacré par un mot aussi clair, aussi commode, et qui ne fasse pas pleurer notre susceptibilité étymologique. Si quelqu'un trouve, qu'il nous le dise, et nous le dirons.

en revanche ces propositions de lecteurs, parues, la première dans le numéro de février, la seconde dans celui de mars, ne l'ont pas été :

Consacré (1). — M. Albert Mockel, à ce propos, nous écrit :

Paris, 3 janvier 1896.

Mon cher confrère,

Dédié ; que vous en semble ? Mais il faudrait encore prendre garde, car il y a dedicare templum. J'avoue d'ailleurs ignorer l'étymologie de dedicare ou dicare ; s'il y avait rapport de cousinage avec [dikè], nous serions sauvés. Cela nous suggère le mol « adjugé », qui me paraît vraiment délicieux... Destiné bénéficie d'un grand nombre de bonnes raisons bien en main, mais il a le tort de soulever toute une discussion philosophique, n'est-il pas vrai ?

Mais je ne sais pas du tout pourquoi nous ne nous mettrions pas en frais d'invention. Ainsi le prochain numéro sera dédonné au salon du cycle. Et même (comme il est littéraire et subtil d'indiquer l'effet par ce que l'on veut bien appeler la cause, et comme un acte de cette importance ne peut être un réflexe, mais doit-être le résultat du jugement et des plus hautes vertus socratiques), je vous proposerai, au choix, ces deux mots : sophrosuner ou dikaïosuner ; la phrase serait donc : « Notre prochain numéro sera diquaïoçuné au salon du cycle ». Voyez quelle élégance ce terme peut gagner, pour peu qu'on en change légèrement l'orthographe... »

(1) V. Mercure de France, N° 73.

Consacré (1).Simple Revue nous suggère réservé. Le mot est bon ; il peut servir en beaucoup de cas et on s'y habituerait ; pour les autres il ne sera pas défendu de varier un peu.

(1) V. Mercure de France, N° 73, 74.


Seul le premier paragraphe de cet épilogue de septembre 1896 a été recueilli dans « Nouvelle suite d'Épilogues » ; l'épilogue qui le suit, consacré à Dumas fils, ne l'a pas été :

La Statue de Verlaine. — M. Fouquier, que l'on croyait calmé, s'est réveillé tout à coup, comme le serpent caché sous les feuilles mortes, — et il a lancé son venin sur le pauvre Lélian. Venin perdu, mais quel joli ton de mépris protecteur dans cette phrase d'un journaliste parlant d'un grand poète : « Nos voies furent différentes ».

Pendant que M. Edmond Lepelletier, en ami fidèle, défendait admirablement Verlaine, M. Gaston Deschamps enflait modestement ses petits pipeaux haineux, avouant, avec le sourire aigre qu'on lui connaît : « Enfin nous avons un prétexte écrit et irréfutable pour mésestimer Verlaine ! Non, car ces Invectives ne déshonorent que M. Léon Vanier. Voici d'ailleurs l'opinion de M. Lepelletier, si bien renseigné et documenté qu'il serait dangereux — surtout à M. Vanier — de le contredire : « Quant aux Invectives, c'est une spéculation posthume, indigne du talent de Verlaine, à la fois une maladresse et une mauvaise action. Verlaine a pu laisser prendre par un libraire, qui lui soutirait ses vers les plus informes, dans sa hâte d'exploiter sa renommée tardive, ces scories, ces ébauches... Verlaine, gris à de certaines heures, a pu signer tous les traités qu'on lui mettait sous la plume. Moyennant quelques pièces de cent sous exhibées à des moments critiques, le bibliopole... »

M. Vanier, rentré dans ses débours, rentrera plus difficilement dans l'estime des amis de Verlaine.

La Statue d'Alexandre Dumas fils. — Textuel, d'un discours de M. Rimbaud touchant l'illustre dialoguiste : « On a dit qu'Alexandre Dumas père avait été comme une force de la nature ; le fils fut la conscience de la nature et du genre humain. » Avec son aplomb de pochard du maroquin (ivresse des grandeur), le dit ministre continuait : « Son acuité de vision jusqu'alors inouïe... »


Ces deux épilogues (Mercure de France, octobre 1897, p.221) n'ont pas été recueillis par la suite :

Légende pour une caricature

Vie abrégée de Félix-Faure à l'usage des moujicks


Cet épilogue (Mercure de France, décembre 1899, p. 704) n'a pas été recueilli par la suite :

Le Complot — De Stendhal, dans ses Promenades dans Rome : « Quoi de plus ridicule qu'un homme qui se présenterait avec vingt mille francs dans sa poche pour acheter le Louvre ? Voilà les conspirateurs. »


Cet épilogue (Mercure de France, 16 mai 1910, p. 301) n'a pas été recueilli dans le Volume complémentaire ; il ne semble pas non plus que ces pensées aient été reprises dans des recueils posthumes d'aphorismes :

Des pas sur le sable... — Les nuits d'amour se bornent le plus souvent à un quart d'heure bien employé.

Notre sensibilité est si mobile que nous ne savons pas toujours très bien si nous jouissons ou si nous souffrons.

Nos sentiments sont si embrouillés que nous aimons et détestons à la fois.

Notre intelligence est si complexe que nous n'arrivons pas à la comprendre nous-même.


Des deux épilogues (Mercure de France, 16 juillet 1911, p. 372-374) qui suivent seul le premier n'a pas, semble-t-il, été recueilli par la suite. Le second l'a été dans le Volume complémentaire, mais daté du 16 juin. Sa première phrase n'a pas été reproduite en volume, ce qui est logique, puisqu'elle renvoyait à l'épilogue précédent, non reproduit.


REVUE DE LA QUINZAINE

EPILOGUES

Nouvelles de M. d'Abbadie. — Architecture.

Nouvelles de M. d'Abbadie. — J'ai reçu l'autre jour une lettre où M. d'Abbadie, en reconnaissance de la sympathie avec laquelle j'ai parlé de son aventure, veut bien me donner quelques lueurs sur sa psychologie. Comme je ne connais pas l'écriture du célèbre fugitif, ni le lieu de sa retraite, je ne puis naturellement en garantir l'authenticité. L'adresse, sur une enveloppe qui porte le timbre de la poste da Toulon, est de la main d'une femme, écriture nette où toutes les lettres sont bien formées, qui ne trahit, non plus que celle de la lettre, d'ailleurs fort différente, aucune fébrilité. On voit que si c'est une fabrication, l'auteur s'est donné !a peine de la vraisemblance. Le texte m'inquiéta davantage. Il n'était pas du ton que l'on aurait pu attendre, mais c'est ce qui en ferait l'intérêt, si sa provenance était certaine. A la réflexion, il répond assez bien au romantisme latent, un peu mystique, qui doit régner au fond de cette âme rajeunie. Il faut se garder aussi bien du scepticisme que de la crédulité :

Vous non plus Monsieur, ne m'avez pas compris. Vous avez eu du moins des paroles courtoises et un respect sincère des sentiments que vous m'avez prêtés, de ceux aussi, pour différents qu'ils soient, qui ont présidé à mon aventure. Je veux vous en remercier aujourd'hui : le silence me le permet qui succède enfin à la méchanceté des hommes si habiles à harceler mon pauvre amour.

Ma première vie fut simple et régulière entre une femme dévouée et de nombreux enfants. Je peux le dire sans orgueil et sans forfanterie puisque ce premier être n'existe plus. Je l'ai noyé un soir en passant la Seine ; on n'a pas jugé bon de le rechercher et de prononcer devant lui en grand apparat les louanges d'usage.

Parler de mon nouvel être est chose délicate. Je m'exprime mal, n'ayant, Monsieur, ni votre art d'écrivain, ni votre aptitude à philosopher sur moi et sur autrui. Regardez vous-même mon portrait : non, laissez-moi le dissimuler derrière une de ces curieuses images norvégiennes si naïves en leur coloris, si nettement exactes en leur dessin. Reconnaissez-vous Solness, le constructeur de clochers ; non plus de clochers, vous le savez, car ayant perdu de vue la Croix, il a changé son art et dresse maintenant des tours sur les maisons des hommes. Monté au faîte de l'une d'elles, il a entendu un jour une musique aérienne.

Moi aussi. Monsieur, j'ai cru parfois entendre ces merveilleux accords : et d'abord, au collège où, dissimulé derrière un atlas largement ouvert je rimais gauchement tout exalté par la lecture de Rolla ou des Nuits ; jeune étudiant, il m'a semblé aussi que l'invisible orchestre reprenait son concert une nuit où j'escaladais le coteau d'Orgemont, ou encore une après-midi aux bords de la Marne...

Depuis lors j'avais cessé d'entendre ces sons mystérieux. Les années avaient succédé aux années, exemptes de poésie et de rêve. Un jour, une jeune fille paraît, parle, et de mon cœur monte le cri libérateur : « Hilde, vous êtes ma jeunesse ! » Sa main, sa douce main posée sur mon front en calme la fièvre ; ses doigts, qui appellent la caresse des lèvres, dénouent le bandeau de mes yeux; sa voix, la plus belle du chœur invisible, me dit le devoir. Encouragé par elle, je n'ai pas le vertige. J'ai gravi la haute tour retrouvée et j'ai entendu l'aérienne musique.

La femme et les amis de Solness ont pieusement reçu sa dépouille. Ainsi, sans doute, quelqu'un des cadavres de la Seine aurait accepté d'endosser le paletot et le chapeau que j'avais soigneusement disposés pour le repos des miens. On fit ne m'a pas rendu égard pour égard. Vous avez du moins, Monsieur, dit leur fait aux indiscrets journalistes. Fouaillez-les encore, je vous prie, qu'ils cessent de donner de la voix contre ceux que hante l'Idéal.

D'ABBADIE.

Architecture. — Encore une lettre, authentique, celle-là, quoique non signée, et que j'aurais dû donner plus tôt. Si l'on se souvient de ce que j'écrivais ici même, il n'y a pas longtemps, sur l'architecture et les architectes contemporains, on la lira avec intérêt, en même temps qu'on la trouvera modérée :

23 mars 1911.

Monsieur Remy de Gourmont,

De votre épilogue « Architectes », je déduis, aux premiers mots, que vous êtes de parti pris. Tant pis !

Je n'aime pas plus que vous !a Samaritaine et, probablement avec vous, j'aime mieux les anciens styles.

Mais d'abord êtes-vous sûr que le Directeur de la Samaritaine, bon commerçant, assurément, n'a pas ses raisons de penser autrement, et son succès commercial doit lui paraître plus intéressant que vos, mettons nos préférences.

Ensuite, pour appuyer votre opinion, vous empruntez les mots que je trouve, comme vous, mais pas dans le même sens, bons à se rappeler, de Mallarmé.

Moi, je me les rappelle pour lui retourner le compliment, et je trouve que sa littérature ne vaut pas mieux que l'architecture de la Samaritaine.

Je vous demande pardon de la prétention, mais je ne vois pas pourquoi vous auriez plus raison que moi, et si je ne redoutais une plus longue lettre, j'aurais toutes sortes de solides raisons à vous donner.

Espérons que l'avenir fera à l'architecture décadente le sort qu'il a fait à la littérature qui lui a montré le chemin.

Croyez, Monsieur, malgré votre intempérance d'un moment, au plaisir que j'éprouve souvent à vous lire.

Un architecte de vos abonnés.

Certes, le rapprochement entre l'architecture baroque et le style de Mallarmé est bien fait pour nous choquer, mais on comprend mieux les excès en voyant nos actes transposés dans une forme différente d'activité. Il faut réfléchir à cela, à un sonnet de Mallarmé érigé en campanile. Que cela donnerait-il ? Pas de la pacotille comme les clochetons de la Samaritaine, assurément, mais peut-être un dessin et une couleur qui nous choqueraient également. L'œil est à la fois très sensible et très routinier, facile à tromper et difficile à satisfaire ; oui, je voudrais que l'on me fît une pagode en style Mallarmé. Mais il y faudrait son génie. Enfin le rapprochement n'est pas sot et peut donner à penser.

REMY DE GOURMONT.


Epilogue paru dans le Mercure renaissant du 1er avril 1915, p. 754-756. A rapprocher de trois petits épilogues parus dans la France : « Le tocsin » (2 aout 1914), « Rentrée », (9 octobre 1914), « Souvenir » (10 octobre 1914)

Mon retour à Paris. — La guerre m'a surpris en province, dans une petite ville de Normandie où j'essayais de me reposer, mais qui n'était qu'un cadre nouveau à mon occupation habituelle, qui est de méditer sur les problèmes du jour et d'écrire mes méditations. Dans le train qui m'emportait j'avais bien lu les télégrammes qui racontaient l'attentat de Sarajevo, mais je le considérais comme un des nombreux épisodes de l'agitation des Balkans et je n'y avais prêté qu'une médiocre attention. Mes yeux se fixaient sur le paysage, que j'aime à retrouver chaque année à la même saison. Je songeais aux petits plaisirs, si différents de ceux de Paris, qui m'attendaient et où je ne prévoyais d'autres surprises que celles que ménage la température. Fera-t-il beau, pourra-t-on s'asseoir dans le jardin et aller se promener au bord de la mer parmi les enfants et les jeunes femmes? Découvrirai-je de l'inconnu dans ce pays qui n'en contient probablement guère pour moi ? Mais il y a tant de manières de regarder les choses et de les interroger, que leur aspect et leur langage peuvent encore surprendre celui qui croit le mieux les connaître. Quand je vais dans ce coin de la Normandie, je m'intéresse à l'histoire locale. La France tout entière est un livre d'histoire que l'on peut feuilleter avec fruit. Il n'est presque pas une maison, une pierre, qui n'ait un passé, qui n'ait été témoin ou de grandes choses ou de choses curieuses. J'étais dans un pays où la domination anglaise a laissé des traces. Le souvenir de la Révolution y est encore vivant. Cette année je m'intéressai particulièrement aux souvenirs qui se dérobent sous la poussière ou sous la mousse ; j'allai revoir les châteaux des environs qui cachent leurs ruines parmi les hêtres et parmi les pommiers. J'allai aussi vers la mer. Je renaissais sous le soleil tempéré, au milieu des roses nouvelles qui parfumaient l'air attiédi du soir. Juillet passa. Les derniers jours cependant avaient été plus sombres. De vilaines nouvelles commençaient à emplir les journaux, une inquiétude commençait à peser, mais la nature était si calme, si pacifiante ! On attendait malgré tout le coup de tonnerre de la paix, ce fut celui de la guerre qui retentit.

Le samedi premier août, à cinq heures du soir, comme nous étions réunis pour le goûter, tout à coup, le bourdon de la cathédrale sonna le tocsin. On comprit. Le lendemain, dimanche, il ne se passa rien. Il y avait seulement un peu plus d'animation à la gare où affluaient en grand nombre les soldats en congé qui rejoignaient leurs corps. Le trois et les jours suivants, la vie sociale commence à se désorganiser. Des boutiques se ferment. La mobilisation s'étend peu à peu. De jour en jour, des hommes disparaissent. Enfin, la ville ne semble plus peuplée que de femmes, de vieillards et d'adolescents. À la fin du mois, le monde semble changé. Les journaux ne paraissent plus que sur un feuillet. Longtemps les chemins de fer n'ont servi qu'à des concentrations de troupes. À ce moment la vie semble reprendre un peu, mais bientôt, ce sont les trains de blessés qui chargent les voies. Cela dura jusqu'à la fin de septembre, qu'un nouveau personnel ayant été recruté, tant pour les postes que pour les chemins de fer, on recommença à recevoir lettres et journaux. Au premier train express fonctionnant enfin, j'ai pu m'échapper. Quelle prison que la campagne malgré soi, que les heures y sont longues !

Cette petite ville, où j'ai eu mes premières impressions de la-guerre, n'est pas la campagne, telle que la conçoivent les campagnards, mais c'est bien la campagne, telle que la conçoivent les Parisiens. Les maisons ont presque toutes un jardin, surgissent de la verdure, et les personnes demeurent là, vivent presque exclusivement chez elles, jalouses de fuir les autres regards. Donc la petite ville ressemble assez de tout temps à un désert. Dans les circonstances nouvelles l'impression s'accentue jusqu'à devenir effroyablement pénible. Au lieu de la paix, c'est la mort. Alors il faut vivre sur soi-même. La calme petite ville de la province française est à peine un refuge possible en temps de calamité publique, dans ces soirs où la douceur du ciel se voile de sang. Jamais je n'ai mieux senti la vérité de ce mot d'Amiel que le paysage est un état d'âme. Ce ne sont pas les collines, les arbres, les visions, le ciel mauve ou noir que nous découvrons, c'est notre pensée qui se reflète, dans ces apparences. Un paysage n'est pas triste ou gai, plat ou pittoresque : il est ce que nous sommes nous-mêmes. Nous le créons à chaque instant. Aucune des beautés de l'automne ne pouvait me rasséréner un instant. J'étais lugubre, la nature était lugubre. Comme je fus injuste pour ce pays charmant ! Il me paraissait bête je le regardais avec des yeux de bête. Et je l'ai fui, pour retrouver à Paris des impressions analogues. Il n'y avait qu'un remède ne pas penser. Mais ce n'est pas à la portée de tout le monde.

À Paris, à l'arrivée du train à la gare des Invalides, la situation n'a aucune apparence anormale. Nous sommes au 6 octobre. On dirait la rentrée ordinaire des villégiatures. Les voitures abondent, fiacres et autos. Cependant, comme j'attends mes bagages dans une voiture découverte, j'aperçois que le ciel, plus noir que d'habitude, est traversé par de grandes bandes lumineuses ce sont les rayons des projecteurs électriques. Paris est surveillé premier malaise. J'avais pensé déjà à l'ennemi invisible, mais, cette fois, je le sens. Des gravures qui illustrent les romans de Wells me deviennent une réalité. Ce fut ma première impression forte. Je ne dirai rien de celles qui suivirent, parce que trop de personnes les ont éprouvées aussi. Je me suis retrouvé peu à peu moi-même ou plutôt je retrouve une partie de moi-même, ne sachant pas encore aujourd'hui si je retrouverai jamais le reste.

REMY DE GOURMONT.